L'AUTRE QUOTIDIEN

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Démontage en règle de l'iPhone, pardon de Steve Jobs, par Alban Lefranc

Du multiple corps d’un roi à la solitude conquérante : un magistral recodage d’une figure contemporaine mythique et adulée.

« Steve Jobs, corps aboli » avait été créé en 2016 à Théâtre Ouvert dans une mise en scène de Robert Cantarella. Depuis, Alban Lefranc nous avait offert « Table rase » (pièce elle-même retravaillée à partir de son « La mèche » de 2015), somptueuse chronique incertaine et pétaradante d’une fort brune arrivée au pouvoir. C’est à nouveau de chez l’éditeur Quartett que nous parvient, en ce mois de janvier 2019, la version provisoirement définitive du travail sur l’emblématique fondateur d’Apple, sobrement intitulée désormais « Steve Jobs ». Venant après les fantômes, diaphanes ou persistants, toujours multivoques, de la Fraction Armée Rouge (« Si les bouches se ferment », 2014, après une première publication en 2006), de Nico (« Vous n’étiez pas là », 2009), de Mohamed Ali (« Le ring invisible », 2013), ou encore de Rainer Werner Fassbinder (« La mort en fanfare », 2012) et de Maurice Pialat (« L’amour la gueule ouverte », 2015), qui tous invitent avec une puissance physique et poétique proprement impressionnante – même en « simple » prose – à se poser la question, toujours renouvelée, de la signification intime et politique des icônes contemporaines, construites ou proclamées, parties intégrantes de savants storytellings ou résistances spontanées à ce qui nous broie, Steve Jobs est à son tour déconstruit et réinventé par Alban Lefranc.

Un bonimenteur californien connu meurt et le monde entier est en deuil. On comprend le monde entier. Mieux qu’une lotion capillaire ou une pilule pour bander toujours, l’entrepreneur vendait des surfaces merveilleuses pour se débarrasser d’autrui, cette pluie sur notre chemin. C’était un puritain sans joie, un buveur d’eau, amateur de régimes stricts et de cilice mental, mais il avait une grande faim et le génie de sa faim. Il avait des colères fracassantes, des crises de larmes et un cancer du pancréas. Ses machines célibataires peuplent le monde mais il craint d’avoir raté sa sortie.
Il revient mourir et nous haranguer.

On se doutait que cette icône-là, tout particulièrement, ne sortirait ni encensée ni, certainement, grandie de l’exercice : très loin du consensus panégyrique ayant entouré tant les dernières années que le décès en 2011 de la figure qui incarnait avec le plus de flamboyance, sans doute, la puissance religieuse de la Silicon Valley, Alban Lefranc prépare la mise en scène, en un seul corps aux voix démultipliées, d’une tout autre silhouette, celle d’un esprit dévoyé et formidable jusque dans son déni de la chair qui prolifère désormais anarchiquement en lui, qui affecte jusqu’au bout de ne pas prendre en compte ces détails qui le minent, et ce, dès l’envoi de la pièce, ci-dessus (« Le maître des maîtres et ses spectres »).

« Steve Jobs, corps aboli »

LE MAÎTRE DES MAÎTRES ET LA STRUCTURE
Le maître des maîtres se lève, col roulé noir, jean Levi’s 501, baskets New Balance, lunettes Lennon.
Il marche lentement.
LE MAÎTRE DES MAÎTRES :
Vous tombez dans autrui
Souvent vous marchez dedans
On dit voyez des gens intéressez-vous
Il y a des bibliothèques là-dessus
Soyez les fauteuils roulants les uns des autres
Poussez-vous le fauteuil les uns les autres
Dans les voies réservées aux heures prévues
(un long temps)
(plus rapide)
Un rien me faisait dérailler autrefois
Une voix un circuit un cul quand j’avais dix-neuf ans un ciel
Un morceau de musique un corps trop près
Un grille-pain mal dessiné me jetait dans des rages
Tous les produits illogiques et mal conçus
Et puis j’ai conçu la structure
J’ai circulé dans l’idée du ciel l’idée du grille-pain l’idée du cul vu à dix-neuf ans
Je suis passé au-dessus au-delà à travers la buée du monde
J’ai aboli le hasard les rencontres sur le campus
Les cuisses sur les pelouses les grille-pains mal dessinés
Tout ce qui risque de se coller sur la rétine à tout moment et de vous plonger tout cru dans la rage crue
Il s’arrête net.

Travail décapant s’il en est, refusant les tabous implicites de la maladie mais aussi ceux du succès planétaire et de la foi techno-marchande, « Steve Jobs » frappe à coups redoublés là où cela pourrait le cas échéant faire vraiment mal : ce n’est pas tant, paradoxalement, le caractère « humain, trop humain » du magicien marketing (presque) unanimement célébré, et son mépris affiché des métastases bientôt à l’oeuvre, qui est ici mis en scène, mais bien plutôt, dans sa majesté de gourou solitaire et proprement illuminé, celui du maître d’une certaine flûte jouant si magnifiquement l’air de la soumission librement consentie. Et comme de juste, cette musique-là ne peut être que polyphonique, respectant la complexité politique des phénomènes de consommation et d’adhésion : les « amis » appelés sur scène, avant d’être renvoyés presque aussitôt à l’exception d’un seul d’entre eux (lectrice ou lecteur en découvriront la nature exacte le moment venu), exprimeront leur voix ténue, leur contrepoint hésitant et voué à l’échec, en un seul corps triomphant, celui, aboli, du fondateur toujours ressuscité (sauf à la fin). Ce « Steve Jobs » marque ainsi discrètement une étape décisive, me semble-t-il, dans l’évolution du travail d’Alban Lefranc – qui justifie sans doute la durée de maturation du projet -, celle où la puissance symbolique et poétique déjà familière acquiert, avec l’aide de la farce et de l’exagération héritées – pourquoi pas ? – de Fassbinder, peut-être, précisément, une résonance encore plus immédiatement politique que précédemment. Et cela, évidemment, nous passionne.

Alban Lefranc

Alban Lefranc - Steve Jobs - éditions Quartett
Charybde2 le 11/02/19

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