L'AUTRE QUOTIDIEN

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Quand le diplomate Saint-John Perse poétise la mondialisation

Un surprenant vrai-faux roman d’espionnage autour des secrets de Saint-John Perse pour éprouver les perspectives de la mondialisation heureuse, entre expatriations et exils.

Le soldat lorsqu’il entre en résistance abandonne son poste, pas son arme. L’exemplaire d’Exil auquel je me cramponne dans la petite salle de réunion où nous attendons de connaître notre sort est une édition originale de la Nouvelle Revue française de 1953. Le format est très proche du format actuel de la collection Blanche de Gallimard. Les pages du chef-d’oeuvre de Saint-John Perse sont épaisses, le papier Whatman mal découpé à dessein, un de ces beaux objets, pas trop lourds, que l’on aime emporter avec soi où que l’on aille. Voilà bien le genre de cadeau empoisonné qu’Agathe aurait pu me faire pour cet anniversaire qu’elle ne m’aura jamais fêté, me rappelant ce livre sur Perse que je n’ai jamais écrit. Le genre de pépite que son acquéreur aurait pu se procurer par hasard chez Arnaud, sur Grand Avenue. L’unique libraire français de toute la Californie du Nord survit grâce à un contrat d’exclusivité avec les écoles bilingues, qu’il alimente en manuels scolaires. L’ouvrage a dû être cédé pour un ou deux dollars, pas plus, Arnaud n’a aucun sens des affaires. Je soupçonne même notre commerçant malgré lui de chercher à en faire le moins possible, de vouloir s’enterrer, d’avoir déjà établi la date à laquelle il déposerait le bilan, de préméditer l’impossible, l’ultime sacrilège : un pied de nez au dynamisme entrepreneurial. Très français, ce mépris affiché du fric, cette obstination. Je trouve que le titre du recueil, Exil, convient à la situation, au désert que nous allons bientôt traverser. Parler de renaissance à propos de l’expatriation est un effronté mensonge : il s’agit moins de Tahiti que de Sainte-Hélène, d’un bannissement, d’un aller simple.

Avec « Aujourd’hui l’abîme » (2014) et avec « Carrières de sable » (2016), Jérôme Baccelli s’était lancé avec un extrême brio dans une approche vertigineuse de la part du vide, du friable, de l’échappée et de la dissolution dans les existences contemporaines, et tout particulièrement dans les vies, au creux des yeux et des cerveaux, de celles et ceux qui font tenir debout le capitalisme tardif. Puisant dans certains amoncellements de matériau que le consultant international en télécommunications, observateur privilégié de la mondialisation techno-financière s’il en est, qui vit et habite derrière le masque de l’auteur, il nourrit son art d’incursions puissantes dans les sciences et dans les arts, décelant mieux que quiconque ou presque le vacillement et le ricanement qui sont de moins en moins secrètement à l’œuvre, ici ou là-bas. Ce troisième roman publié au Nouvel Attila (en ce début 2019) poursuit le recensement romanesque de ces lignes de fuite qui sont aussi celles du fracking contemporain, en se permettant de faire levier avec une belle puissance sur la figure singulière (qui jouait déjà un rôle discret mais réel dans les romans précédents) de Saint-John Perse et des formes fractales de son exil.

Et lorsque d’entre les pages tombe un bout de carton dont je parviens à m’emparer avant qu’il touche le sol, j’espère aussitôt que cette feuille me révèlera non seulement l’identité de celui ou celle qui a déposé l’ouvrage sur mon siège, mais aussi qu’il fournira la pièce manquante à je ne sais quel puzzle, l’indication de la sortie d’un labyrinthe dans lequel je me serais égaré depuis ce matin. Retournant le papier cartonné qui était inséré à mi-lecture, en guise de marque-page peut-être, je découvre qu’il s’agit en fait d’une photo. Une photo jaunie mais dans un état de conservation remarquable : six centimètres sur neuf en noir et blanc, bordée de sa marge dentelée blanche tout juste un peu assombrie par les années. Elle doit dater des années trente ou quarante. Quelle fut la dernière personne à la toucher avant moi ? Combien d’années se sont écoulées depuis, jusqu’à ce que ma main la palpe, jusqu’à ce que mes yeux se posent sur elle à nouveau ? On y distingue un couple posant devant l’objectif. La femme est blonde, très jeune et très jolie dans son manteau de fourrure sous lequel on devine une robe à fleurs. Lui porte complet et manteau noirs. Noirs ses cheveux sur son crâne dégarni, noire sa pupille d’oiseau, noire sa petite moustache au-dessus du menton volontaire. Portant un volumineux dossier sous le bras, il sourit, de toutes ses dents. La femme aussi. Un couple heureux, en train de présenter un sourire hollywoodien à l’objectif. Derrière eux, on distingue un vaste hall, des plafonds hauts lambrissés. Une gare, peut-être. Un édifice public en tout cas. Je retourne la photo, y découvre une annotation dont mis à part la date – tout au moins l’année, 1941 – l’écriture est illisible mais élégante. Légère, si légère. Il s’appela Leger, puis Léger, puis Léger Léger, puis Saint-Léger Léger. L’homme sur cette photo fut d’abord diplomate puis poète. L’homme de la photo, c’est l’auteur du recueil dont elle vient de tomber, c’est Saint-John Perse.

Devenu détenteur, par hasard ou non, d’une photographie jusqu’alors inconnue des exégètes, situant le poète – et alors tout juste ex-diplomate de haut vol – à son arrivée à New York en 1941, le narrateur, de nos jours, Français devenu collaborateur endiablé de certaines start-ups des vallées californiennes, informé tout récemment de sa potentielle ruine prochaine planifiée fort logiquement par le fisc américain, se lance dans une folle cavalcade de soudain dilettante suprême, en compagnie de la jeune et passionnante directrice de la Fondation Saint-John Perse, à Aix-en-Provence, en quête du fin mot de l’histoire et des secrets fatalement enfouis dans les plis à retrouver de ce tirage en noir et blanc.

Saint-John Perse

Portes ouvertes sur les sables, portes ouvertes sur l’exil,
Les clés aux gens du phare, et l’astre roué vif sur la pierre du seuil ;
Mon hôte, laissez-moi votre maison de verre dans les sables…
L’Été de gypse aiguise ses fers de lance dans nos plaies,
J’élis un lieu flagrant et nul comme l’ossuaire des saisons
Et, sur toutes grèves de ce monde, l’esprit du dieu fumant déserte sa couche d’amiante.
Les spasmes de l’éclair sont pour le ravissement des Princes en Tauride.
(Saint-John PerseExil, 1945)

Le surprenant roman d’espionnage qui prend alors très vite forme sous nos yeux de lectrice ou de lecteur pourrait se présenter en partie comme une image inversée de celui développé par Nicolas Richard dans « La dissipation », où, plutôt que la quête de la ligne mystérieuse séparant le public du privé, et des obsessions qu’elle engendre, il s’agirait de prétendre traquer les possibles répercussions contemporaines d’une prise de position politique ancienne, de faire résonner la géopolitique classique, d’agiter les fantômes du gaullisme, pour mieux peser l’une des âmes profondes de la mondialisation, celle qui fait justement de l’expatriétout autre chose qu’un exilé. Entre un ici, aux États-Unis, et un là-bas, dans la vieille Europe, entre un diplomate en chef déchu de ses droits par le régime de Vichy et un consultant international choisissant le terrain de ses exploits, l’entrelacs de la métaphore rusée et subtilement fallacieuse a beau jeu de se déployer, distillant l’un de ces questionnements sourds dont Jérôme Baccelli nous montre toujours davantage qu’il en détient les secrets. Fort loin en apparence (mais la rejoignant secrètement) de l’enquête de Patrick Chamoiseau (« Césaire, Perse, Glissant, les liaisons magnétiques », 2013) lorsqu’il sondait la paradoxale composante « Tout-Monde »du poète né à Pointe-à-Pitre dans une riche famille de békés, « Ici ou là-bas » propose une insidieuse et magnifique réflexion sur la perspective, les contradictions intimes, les diversions et les prestidigitations qui nous permettent d’avancer encore, funambules volontaires ou involontaires, au-dessus du vide qui progresse encore.

« Grand âge, nous voici. Fraîcheur du soir sur les hauteurs, souffle du large sur tous les seuils, et nos fronts mis à nu pour de plus vastes cirques…
« Un soir de rouge et longue fièvre où s’abaissent les lances, nous avons vu le ciel en Ouest plus rouge et rose, du rose d’insectes des marais salants : soir de grand erg, et très grand orbe, où les premières élisions du jour nous furent telles que défaillances du langage.
« Et c’est un déchirement d’entrailles, de viscères, sur toute l’aire illuminée du Siècle : linges lavés dans les eaux mères et le doigt d’homme promené, au plus violet et vert du ciel, dans ces ruptures ensanglantées du songe – trouées vives !
« Une seule et lente nuée claire, d’une torsion plus vive par le travers du ciel austral, courbe son ventre blanc de squale aux ailerons de gaze. Et l’étalon rouge du soir hennit dans les calcaires. Et notre songe est en haut lieu. Ascension réglée sur l’ascension des astres, nés de mer… Et ce n’est point de même mer que nous rêvons ce soir.
« Si haut que soit le site, une autre mer au loin s’élève, et qui nous suit, à hauteur du front d’homme : très haute masse et levée d’âge à l’horizon des terres, comme rempart de pierre au front d’Asie, et très haut seuil en flamme à l’horizon des hommes de toujours, vivants et morts de même foule.
« Lève la tête, homme du soir. La grande rose des ans tourne à ton front serein. Le grand arbre du ciel, comme un nopal, se vêt en Ouest de cochenilles rouges. Et dans l’embrasement d’un soir aux senteurs d’algue sèche, nous éduquons, pour de plus hautes transhumances, de grandes îles à mi-ciel nourries d’arbouses et de genièvre.
« Fièvre là-haut et lit de braise. Statut d’épouses pour la nuit à toutes cimes lavées d’or ! »
(Saint-John PerseChronique, 1960)

Jérôme Baccelli, Ici ou là-bas, éditions Attila
Charybde2 le 27/02/19

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