L'AUTRE QUOTIDIEN

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12 & 13/35 L'Homme-Sang cauchemarde avec un cygne, mais pas que … 

La lampe de chevet éclairait les documents de Bill. Adossé à l’oreiller du lit, Biaise hésitait encore à se plonger dans cette lecture qui s'annonçait des plus perturbantes. Depuis qu’il était ce qu’il était ( mais quoi ? Mais qui ? ), il cherchait des indices – à défaut de réponses - dans des revues telles que Science & Vie, La Recherche, ou dans des ouvrages de vulgarisation scientifique, des romans d’épouvante et de science-fiction. Une quête vaine, pas de piste plausible, chou blanc sur toute la ligne.

L'auréole de la tache brunie du fond de tasse de café marquant la première feuille ne datait pas d'hier. Les feuilles étaient restées un bout de temps sur la table de nuit. Une négligence. Ce détail l’a agacé. Ces feuilles étaient maudites, il en était convaincu. Les lire, ce n’était pas mettre un doigt mais tout son être, corps et âme, ou du moins ce qu'il en restait, dans un terrible engrenage. Une machine infernale allait le happer, le broyer et le réduire en steak tartare. Ce qui pourrait constituer un juste retour des choses.

Enfin Biaise s’est décidé à examiner les documents. Depuis une dizaine de jours, il était la proie d’un cauchemar qui ne cessait de lui bousiller le sommeil. Les images venaient de le réveiller en sursaut. Elles le hantaient encore. Dans un dédale de couloirs putrides, pataugeant dans une eau d'égout, il était poursuivi par une créature hybride, malfaisante, un croisement contre-nature de rat géant et d'alligator. Des brassards à croix gammée lui entouraient ses pattes épaisses comme des troncs d'arbre. La bête poussait des Sieg, heil épouvantables dans un allemand sans faille et répétait Ikeabana comme un foutu mantra. Elle finissait par le coincer dans une salle où barbotaient des crocodiles nazis dans un bassin. Il apercevait leurs sales museaux qui grondaient, leurs crocs jaunâtres et acérés, leurs yeux oranges, globuleux, vicelards, l'eau faisait des vagues sous les coups de butoir de leurs queues folles ; mais, en général, il se réveillait avant que la bête ne lui souffle son haleine de viande pourrie dans le nez et ne lui fracasse le crâne entre ses mâchoires.

Une fois de plus, Biaise avait échappé aux tenailles des dents et s’était retrouvé en nage et désorienté au milieu de la nuit. Un peu de lecture ne pourrait pas aggraver son état.

Erreur.

Le pire est toujours possible.

 

13

 

Biaise marqua d’une empreinte indélébile la célébration du cent-cinquantième anniversaire du titre de presse s’honorant de sa signature. Pour fêter dignement l’événement, le Boss avait organisé une somptueuse réception dans la propriété de l’un de ses meilleurs amis, un mec aussi à l’aise avec les magnats de l’industrie, les hommes politiques en vue, les journalistes des gros médias, qu’avec les mafieux, ou le banquier d’affaires Amaury Thomas.

Parmi les près de deux cents invités, une vingtaine de femmes mettraient des mois à se remettre du scandale causé par l’attitude de Biaise. Un traumatisme. Certaines d’entre elles consulteraient un hypnotiseur pour chasser les images qui les assaillaient le soir aux frontières de l’endormissement. D’autres initieraient une cure analytique. Une des plus fortunées et les mieux introduites dans les hautes-sphères des relations publiques solliciterait une entrevue avec le Dalai-Lama. Une autre planifierait l’ascension de l’Everest sur les genoux. Toutes celles qui confieraient leurs sentiments sur les événements de cette soirée auraient des trémolos d’épouvante, d’angoisse, et parfois d’excitation dans la voix. Des affabulations de l’avis de Biaise, à la mémoire défaillante.

Quand la « Chose » est évoquée dans des cercles restreints et intimes, la victime la plus citée et la plus à plaindre est l’épouse du Préfet. Son image hante les consciences. Madelaine Champrenoix portait une main tremblante à son cœur. Un voile noir tombait devant ses yeux. Elle s’effondrait mollement. Le malaise vagal entrainait le relâchement de ses sphincters et de sa vessie, souillant sa culotte dans des débordements herculéens. Le Préfet, déplorant les dégâts liquides et semi-solides, ne put se résoudre à lui porter secours et héla des domestiques pour la relever et l’emporter à l’abri des chuchotements sournois, Je lui avais pourtant dit de ne pas abuser du champagne et des toasts, Madame ne veut jamais rien entendre, et voilà où cela nous mène, nous sommes la risée de tout le monde.

La plus enthousiaste a été Evelyne Duchoissaut, l’épouse de Maître Duchoissaut, le plus important notaire du département. Elle faisait sensation dans les parties fines qu'organisait son époux afin de satisfaire ses appétits à elle, ancienne Miss Chasselat 1983, et son voyeurisme à lui de petit bonhomme ventripotent sans grâce. Les échos des mots grossiers adressés à ses partenaires multiples et de ses hurlements de plaisir quand elle jouissait avaient fait le tour de la bonne société. Bien placée au premier rang pendant le forfait de Biaise, elle se mordait la lèvre inférieure, les yeux écarquillés, le rouge aux joues, le feu aux fesses, Mais qui est ce satyre repoussant, doué d’un engin aussi monstrueux, à peine humain ? Et quelle vigueur, quel entrain, quel enthousiasme !

Le Boss classerait cette fin de soirée parmi l’une des deux ou trois meilleures de sa vie.

Les rumeurs les plus folles accompagneraient les différentes versions des faits. Un esthète affirmerait que le clair obscur des chandeliers avait donné une touche renaissance à la scène, qu’il qualifierait ensuite de Le Caravage porno-charcutier.

La soirée avait pourtant commencé de la plus prosaïque des façons.

- Je peux voir vos invitations ? demanda le Gros Bras avec une pointe de mépris dans la voix.

Visiblement, les deux têtes ne lui revenaient pas. Surtout celle de Biaise, avec son petit sourire en coin. Fruit s’est fait un malin plaisir de lui présenter les cartons libellés à leurs noms. Le Gros Bras n’a montré aucun signe de surprise.

- Une pièce d’identité ne serait pas superflue, dit-il.

Impavides, le duo a exhibé ses cartes. Bons petits soldats. Le Gros Bras a vérifié les noms, comparé les photos avec les visages qui lui faisaient face. Il a eu un rictus et un discret haussement d’épaules. Qui avait pu inviter des blaireaux pareils ?

Le Gros Bras a fait un signe de tête à son homologue en faction devant les grilles du portail puis il a murmuré quelque chose dans son micro-cravate. Un déclic a actionné l’ouverture d’une des deux grilles. Les deux compères sont entrés dans le sein des seins, sous l’œil suspicieux des Gros Bras.

On comptait six hommes en gilets pare-balles et armés jusqu’aux dents à l’entrée de la propriété. Une douzaine d’autres faisaient des rondes autour des murs d’enceinte.

 

Dans l’allée principale conduisant à la demeure que dominait la tour carrée du donjon, on croisait un paon en liberté et plusieurs trios de Gros Bras, le fusil-mitrailleur en bandoulière. Question puissance de feu et sécurité, le Boss n’avait pas lésiné sur les moyens. Pas question de courir le risque de voir l’événement gâché par des sauvageons envieux des joies de l’opulence. Les Gros Bras circulaient dans les lignes droites des allées secondaires, entre les arbres taillés en rideau, foulaient les tapis de pelouse, contournaient les statues et les plans d’eau. Ici, l’homme façonnait, corrigeait, fessait la nature, Qu’elle se tienne à carreau, sa mère la nature, la pute. La présence armée complétait l’architecture géométrique du parc. Armes et nature faisaient bon ménage, l’ordre régnait. A la française.

Le trajet, des grilles aux portes de la demeure, a pris plus de cinq minutes. Le duo a pénétré dans une grande salle voûtée, l’ancienne salle des gardes, construite sous l’ordre des templiers. Biaise a levé les yeux. Le berceau brisé s’épanouissait à plus de six mètres au-dessus de son crâne, Vertigineux. A de nombreuses tables, un barman s’était pris pour Jésus, il s’était juste trompé de miracle, il avait multiplié les saladiers à punch. Biaise et Fruit se sont servis à la louche un grand verre. La boisson était trop sucrée à leur goût. Accepter d’accompagner Fruit n’avait pas été la meilleure des idées, Biaise s’en apercevait un peu tard. Il était persuadé que son ami se faisait une réflexion identique alors qu’ils finissaient le premier verre d’une longue série.

Si Fruit avait réussi à convaincre Biaise de porter des vêtements plus présentables et de se montrer moins désobligeant, rien n’aurait pu changer son regard brillant de concupiscence. Biaise vivait un supplice. Il n’arrêtait pas de déshabiller des yeux toutes les femmes qui passaient à sa portée. Un renard lâché dans un poulailler n’aurait pas été plus discret. Il ne savait plus où donner de la tête. Des femmes du monde comme on disait encore dans des temps pas si reculés. Une ruche de gonzesses, de la bourgeoise de premier choix, qui bourdonnait dans tous les sens, « Un coup à se vriller les nerfs optiques, et pas un seul thon, pas de surgelée, de la chair fraîche, jeune, ou mature, ou refaite, mais très peu de second choix, rien que du très comestible. »

Côte à côte, les deux hommes gravirent l’escalier de marbre à double révolution donnant accès aux différentes pièces réparties sur deux étages. La rampe dorée, typiquement 19e, ou 18e, ce machin ne pouvait pas venir du 20e siècle, devait coûter les yeux d'on ne sait combien de têtes de petits africains dont une cornée vaut 180 eurofrancs sur les marchés illégaux.

- C’est gigantesque, ici, constata Biaise. Je fais le pari que si on fait le tour du propriétaire, en buvant un verre dans chaque pièce, on est assuré de ressortir bourrés comme des coings.

- Ou les deux pieds devant, compléta Fruit.

Ils firent une première pause whisky au premier étage. Biaise était incapable de détacher les yeux du cul d'une femme d'une trentaine d'années, J’ai envie de vous baiser, en levrette, si vous n’y voyez aucun inconvénient. Une femme à son goût, brune, grande, seins voluptueux dans un décolleté profond, reins cambrés, croupe rebondie, et des attaches fines. Biaise a manqué de tomber en extase avant de commencer à s'agiter, fébrile. Il s’est mis à transpirer. Fruit lui a flanqué un coup de coude dans les côtes. Du whisky a goutté sur le marbre. Gaspillage. Biaise a avalé d’un trait ce qu’il restait de son verre. Le cinquième, sans compter les punchs, ni les coupes de champagne.

- C'est quoi le problème ?

- Si tu voyais ton sourire... dit Fruit. C'est le truc le plus dégueulasse que j’aie jamais vu.

- Je crois que je vais me mettre à baver partout si quelqu'un ne me refroidit pas très vite mes ardeurs.

Biaise avait parlé un peu trop fort. Plusieurs invités se sont tournés vers eux, les lèvres pincées. Biaise détonnait dans le décor. Il aimantait les regards.

Fruit a voulu ajouter quelque chose, mais il s’est mordillé la lèvre inférieure. Biaise piétinait sur place, l'écume aux lèvres, piaffant d'impatience comme un pur-sang avant le départ d’une course. Fruit a secoué la tête de dépit ou de honte. Biaise a fini par pousser une sorte de hennissement. Tous les regards se sont braqués sur lui.

- Il me faut un autre verre, tout de suite, dit Fruit.

Et il a disparu dans un couloir. Biaise a tourné la tête. Quelle était la raison exacte de sa présence dans ce lieu ? Tenir compagnie à Nicolas n’était qu’un prétexte. Laisser trainer ses oreilles, à l’affût d’informations susceptibles d’orienter ses recherches ? Oui, peut-être. Mais sur quoi, exactement ?

Une femme s’est approchée, l’a pris par le coude en s'excusant de sa hardiesse.

- Alors c'est vous le grand méchant Biaise, le démolisseur de stars ? J'adore ce que vous faites.

- Merci.

- C’est drôle. Vous ressemblez assez au portrait que je m’étais fait de vous.

- C’est un compliment ?

La femme a ri. Elle était passablement ivre. Un visage strié de fines rides, le pli amer de la bouche, et les balconnets visibles dans l’échancrure de la robe, poitrine convenable, parfum envahissant, la cinquantaine, pas grand chose d’autre à souligner, ni belle, ni moche, en solde. La desesperate housewife type. La série avait laissé peu de traces dans la mémoire de Biaise, à chaque épisode il s’était endormi au bout de dix minutes, les couples, c'était chiant. Celle ci était en phase ménopause, mais pas le modèle Terry Hatcher, le sous-modèle français, et comme dans beaucoup de productions françaises, l'éclairage était moins bon, le son laissait à désirer et les acteurs juste convenables. Elle était prête à se contenter des bas morceaux, sinon pourquoi l'aurait-elle choisi, lui ? Raisonnable, elle se doutait bien qu'elle n'avait aucune chance de lever un de ces jeunes étalons qui se pavanaient près des gigantesques buffets, les pectoraux en avant, s'empiffrant de petits fours, ni même un mâle dans la force de l'âge, chasseur de gazelle plus fraîche. En désespoir de cause, elle avait fait son choix. Elle se rabattait sur la proie la plus facile. Le petit gros, et moche. Mais, avant qu'elle ne se décide à aborder Biaise, quelques verres n'avaient pas été superflus pour se donner du courage. Biaise comptait bien lui donner du fil à retordre. Qu'est-ce qu'elle croyait ? Qu’il était une proie à consommer sur place, un mec facile ? Biaise n’a pas eu à se donner cette peine.

- Permettez, très chère, je vous l'emprunte quelques instants. Mais, promis, je vous le ramène le plus rapidement possible.

Clémence Thomas affichait un grand sourire diplomatique un peu trop chirurgical selon les critères très sélectifs de Biaise. La femme ivre lui a renvoyé un sourire à congeler un pingouin, mais elle n’a pas protesté. Clémence Thomas, épouse du propriétaire du château, était une redoutable emmerdeuse, capable de pourrir les meilleures réputations. Elle l’avait prouvé à plusieurs reprises. Ses victimes disparaissaient de la vie publique, mises au ban, répudiées et honteuses, pour ne jamais réapparaître. On lui attribuait même au moins un suicide. Fruit l’avait identifiée un peu plus tôt.

- C’est elle, avait-il dit à Biaise en désignant avec discrétion la longue robe coquelicot décolleté dans le dos jusqu’au bas des reins. ( Biaise était occupé à déchirer à pleines dents un morceau de cuisseau de chevreuil. ) Fais gaffe, c’est une mangeuse d’hommes. Une vraie mante religieuse.

- Tout à fait ce qu’il me faut, avait répliqué Biaise, la bouche à moitié pleine et grasse.

Clémence a pris Biaise par le bras et l’a entrainé à l'écart.

- Je ne vous imaginais pas du tout comme ça, dit-elle.

Elle lui a touché le poignet, puis lui a fait des confidences, des avances, comme quoi son époux était toujours absent, ses affaires ne l'empêchant pas de baiser toutes les chattes prêtes à tout, elle se sentait seule, si seule, négligée, elle avait besoin de tendresse, de chaleur, et de galipettes, ce genre de conneries débitées d'une voix très emphatique, basse, comme si sa vie était une plage de mazout dans quoi elle se serait engluée. Pauvre mouette. Elle était persuadée que Biaise cachait des trésors de sensibilité et de tendresse, que sa méchanceté était feinte, une façade. Ses billets d'humeur n’étaient que le reflet de sa recherche de la beauté. Biaise a rigolé.  Il lui dit que non, c’est juste qu’il avait mauvais fond et qu’il n'aimait personne, mais, connaissant les hommes, en y mettant un peu de bonne volonté et en cédant à la fantaisie sexuelle qui exciterait son mari, elle parviendrait sûrement à le remettre dans son lit. Biaise, lui, ne pouvait strictement rien faire pour elle, et si elle ne trouvait pas une âme et un sexe charitables de substitution, il lui a conseillé d'adopter un chihuahua, lui n’était pas un animal de compagnie. Son rire a glacé l’épouse insatisfaite. Elle lui a lâché le poignet, l’a regardé comme s’il s’était mouché dans les rideaux et l’a planté près d'une grande fenêtre ouverte donnant sur le parc.

- Goujat, dit-elle.

L'air était doux, le vent léger faisait bruisser les arbres, Biaise a poussé un long soupir. Dehors il faisait presque aussi noir que dans son cœur.

Le Boss est apparu à l’autre bout de la pièce, plus fringuant que jamais. A grandes enjambées, il a rejoint Biaise, l’air ravi de le voir.

- Je viens de croiser Clémence. Elle semblait furieuse.

- Elle l’est.

- Elle vous a fait le coup de l’épouse meurtrie ?

- On peut dire ça.

En contrebas, à la lueur d’un petit chandelier, un jeune couple dansait sur un slow yéyé des années 60, une mauvaise adaptation en français d’un classique soul, diffusé par un des innombrables haut-parleurs. Le cavalier piétinait tous les quatre temps les souliers de la fille. Sa maladresse faisait sourire sa partenaire. Elle semblait la trouver attendrissante.

- Vous connaissez ces deux tourtereaux ? demanda Biaise.

- Et comment ! répondit le Boss.

Beauté svelte et fougueuse, âgée de dix-sept ans, Jessica Marsot profitait des largesses paternelles, un ponte de l’industrie des pesticides qui ne lui refusait rien, et responsable d’une quantité croissante de cancers et de maladies d’Alzheimer dans le monde agricole. Arnaud Charsal, de quatre ans son ainé, la dominait d’une bonne tête. Un gaillard aux muscles surdéveloppés dans le secret de la pharmacie du club de rugby libre qui lui avait fait signer un contrat annuel à sept chiffres. Le rugby libre progressait de façon fulgurante et remportait un succès populaire grandissant. Il commençait à éclipser le rugby à quinze. Sa principale innovation, c’est que les joueurs de l’équipe en position défensive pouvaient plaquer n’importe quel adversaire, et non plus seulement le porteur du ballon. Le jeu se métamorphosait, plus spectaculaire, plus violent, plus radical. Un jeu libéré, libéral, plus conforme aux fantaisies contemporaines.

A la fin de la chanson, une voix a appelé le Boss. Il a dit à Biaise de l’excuser et a mis les voiles. Jessica Marsot a pris la main de Charsal, l’a tiré dans un coin d’ombre, derrière un bosquet, et s’est jeté sur lui à bouche que veux-tu. 

  - L'argent est un des éléments qui crée et maintient les dénivellations. La noblesse de notre civilisation sera d'utiliser les tensions inégales pour en faire jaillir, dans l'univers aveugle, une source de valeurs nouvelles.

Tels étaient les propos que tenait à ses proches un homme long et maigre aux cheveux grisonnants. Très satisfait de sa prestation, il a allumé un Trinidad Fundadores, un cigare créé à l’origine en 1980 pour la seule satisfaction de Fidel Castro puis exporté à compter de 1998. Son ancien poste de diplomate lui avait permis d’en recevoir du gouverneur cubain en personne trois boîtes de 24. L’homme se plaisait à souligner ces détails. « Ce que Cuba a fait de mieux, et de loin », expliqua-t-il. A dix eurofrancs l’unité dans le commerce, il a tiré longuement dessus puis soufflé d’une façon exagérément théâtrale un rond de fumée et hoché plusieurs fois le menton. Ensuite il a parlé de son fils, le petit Valéry. A l’écouter, le gamin irait loin. Il n’avait que dix ans et le paternel éperdu d’admiration affirmait que c’était de la graine de député, au minimum. Ces messieurs très dignes ont approuvé d’un air entendu. Biaise pouvait lire dans leurs pensées, Mais qu’est-ce qu'on en a à foutre de ton morpion.

- Regardez-les tous. Ils me font honte. Il y a de quoi dégueuler, non ?!

Biaise a fait volte-face. L’homme qui l’interpelait paraissait sobre. Une voix claire, des yeux pas vitreux, il se tenait très droit, dans un complet qui en avait vu des vertes et des pas mûres, sans que son charme naturel en pâtisse. Biaise savait reconnaître ses frères en disgrâce. Malgré ses cheveux blancs, l’homme était dans la fleur de l’âge. Quelle fleur, on n’aurait su le dire avec précision. Disons que son visage ne donnait aucun signe de flétrissement.

- Mais je ne me suis pas présenté, Martin Hamer, haut-fonctionnaire à la retraite, écœuré par la connerie ambiante et entré en dissidence. Oui, monsieur. Je ne crains pas de le clamer haut et fort. En dissidence !

Il a cligné de l’œil et fait claquer ses talons, dans une parodie de salut militaire. Sa poignée de main était vigoureuse.

- Franz Biaise, enchanté de faire votre connaissance.

- Ne me dites pas que vous êtes le Franz Biaise ?

- En chair et peu d’os.

- Bon, alors, vous n’êtes pas comme tous ces aveugles qui ne voient pas que le pays est piégé, un vrai champ de mines.

- Je ne crois pas, en effet.

- Vous ne croyez pas quoi ? Etre aveugle ou qu’on risque de sauter ?

- J’ai une vue perçante et je suis un détecteur de conneries.

- A la bonne heure. La plupart des gens ne voient dans le parti au pouvoir qu’un simple parti nationaliste conventionnel. Pourtant le danger est d’une toute autre ampleur. C’est une véritable menace. Une maladie vénérienne. Une vérole. La guerre de tous contre tous. L’Europe comme prison et nous, retenus prisonniers. La logique carcérale de tout ça veut qu’on soit forcé de choisir son camp, pour survivre, selon ses origines, sa couleur de peau, sa religion ou je ne sais quel autre critère à la con. Pas d’autre choix. Personne n’en sortira indemne. C’est comme de danser au-dessous d’un volcan en éruption.

Le silence pour toute réponse. Qu’est-ce que Biaise aurait pu ajouter ?

D’un geste de la main, Martin Hamer a balayé l’air.

- Bah, oublions ça et penchons-nous sur nos amis ici présents. C’est un bon sujet de réflexion, vous ne trouvez pas ? Tous ces pleins aux as qui croient pisser du Bollinger et chier du chocolat Lenôtre. Ils possèdent plusieurs résidences, des hôtels particuliers, des voitures en veux-tu en voilà, dont au moins une avec chauffeur, un yacht, des domestiques en pagaille, ils s'adonnent à la chasse, élèvent des chevaux, et ne savent que faire de leur fric. Quand leurs poules montent à Paris, elles dépensent des fortunes chez les joailliers de la place Vendôme, les fourreurs de la rue de la Boétie et les grands couturiers. Ils dînent dans les plus chics et coûteux restaurants, s'enivrent dans des boîtes de nuit où le magnum de champagne vaut le salaire d'une vendeuse de magasin qui doit trimer le dimanche pour ne pas finir SDF. C'est obligé que ça pète un de ces quatre. ( D’une main, il a claqué sa cuisse. ) Eh bien, voilà... Ne faites attention, je m’emporte facilement. Je ne vous en veux pas personnellement. Vous m’êtes plutôt sympathique. Je ne suis qu’un vieil homme en colère. Le genre humain n’apprend rien. Il ne tire aucune leçon du passé. Bon dieu, quel fichu monde ! N’importe qui peut acheter des armes, les fascistes, appelons-les par leur nom, ne s’en privent pas, et ça n’émeut personne.

Biaise a jeté un regard périphérique.

- Moins fort, ou les chiens de garde vont rappliquer et nous botter le cul, dit-il en souriant.

- Je n’ai pas peur ( La voix était ferme. ) A présent, veuillez m’excuser. Des impératifs irrépressibles m’obligent à vous fausser compagnie. Ma vessie menace d’exploser. Qui sait ? Nous nous reverrons peut-être un de ces jours. Votre compagnie m’a été très agréable.

- Je vous en prie. Tout le plaisir fut pour moi.

Ils échangèrent une chaleureuse poignée de mains puis Martin Hamer a tourné les talons.

Dans un petit salon, des femmes réunies en arc de cercle papotaient à voix basse. Biaise a pensé à toutes les rumeurs, les exagérations, les mensonges colportés que les murs de cette pièce avaient absorbés. L'air distrait, sa neuvième coupe de champagne à la main, saisie au vol sur un plateau, il était le seul mâle présent dans la pièce. Il s’est appuyé contre le manteau d’une magnifique cheminée en bois sculpté, à portée de voix, et a tendu l’oreille.

- Vous connaissez cette minuscule anglaise, Gloria King ? Elle ressemble à une poupée, mais c'est une mante religieuse. Personne ne sait ce qu'elle fait au juste mais on dit qu'elle n'a pas froid aux yeux. Elle vivrait sur une péniche, en compagnie de tout un équipage de métèques traîne-savates.

A présent, ces dames étaient toutes émoustillées.

Biaise a souri. La mauvaise langue qui calomniait Gloria King était Evelyne Duchoissaut, l’épouse du notaire. Elle dispensait autour d'elle un capiteux parfum de luxure. Biaise l’a humé en quittant le salon.

Nulle part, Biaise n’avait entendu parler, ni évoquer, même à mots couverts, l'Ikeabana. Il avait pensé que la bonne société pouvait abriter des membres de la société secrète. Il cherchait des oiseaux rares. Mais l'espèce avait disparu ou elle n'était pas encore apparue dans la chaîne de l'évolution, ou elle se faisait très discrète. Martin Hamer avait raison. Tous ces gens élégants et friqués avaient l’air assez insouciant. Ils ne se doutaient pas du danger qui les guettait dans l’ombre, ou ils comptaient bien participer au chaos général. Lors d’une manifestation, les forces de l’ordre avaient tiré sur la foule et blessé gravement six personnes. Biaise a scruté les visages inconnus qui l'entouraient dans l’ambiance bruyante, cherchant à deviner les traits de son ennemi invisible, persuadé qu’il continuait de le surveiller, puis il a cherché des yeux un serveur. Une coupe de champagne. Vite. Il n’avait pas trempé ses lèvres dans du liquide depuis plus d’un quart d’heure. Elles étaient toutes sèches. Les bulles l'aideraient peut-être à s'éclaircir les idées.

Et puis elle a fait son apparition sans prévenir et les autres femmes ont disparu de la surface de la terre. Une entrée de star. Une Reine. Comme échappée de la couverture d’un magazine célèbre, Vogue, ce genre. Seule, sans sa cour, sans chevalier servant, sans garde du corps. Tout s’est figé, l'air, les déplacements, les gestes, les paroles, les glaçons dans les verres, les bulles dans les coupes, et le sexe dans le slip de Biaise et dans celui de tous les hommes présents. L‘air de la pièce s’est chargé de vibrations sexuelles, la température a grimpé d'une dizaine de degrés. C’était la plus grande, la plus belle créature que Biaise eut jamais vue ; et il en allait de même pour l'écrasante majorité des convives. Une femme inaccessible. Elle faisait presque une tête de plus que sa principale rivale montée sur haut-talons. Toutes les femmes présentes l’ont haïe aussitôt, cela s’est vu au premier coup d’œil. Elles la regardaient, un pli méchant au bord des lèvres. Si elles avaient pu lui cracher à la figure, lui arracher le cœur, elles ne se seraient pas gênées, elles lui auraient tartiné le visage de glaires et ouvert le sternum en deux. Les toilettes coûteuses, les décolletés offerts, le teint bronzé aux UV, la chirurgie, le maquillage savant, tous leurs efforts étaient réduits à zéro. La compétition était terminée. Rideau. Une concurrente surprise raflait tous les prix. Et la gagnante était : Miss Inconnue. Du haut de son bon mètre quatre-vingt cinq, elle a marqué un temps d'arrêt et les a toisées de façon superbe. Elle les éclipsait toutes. Une éruption multicolore de roses, de couronnes d'épines, de cœurs et de têtes de mort explosait de ses épaules à ses poignets en passant par ses seins et des dragons et des serpents s'enroulaient autour de ses chevilles. Un feu d’artifice charnel. Elle se serait exhibée nue que les effets sur les hommes et les femmes auraient été sensiblement les mêmes. Une présence un peu trop sauvage, écrasante et baroque au goût de Biaise, préférant la sophistication de Lady Day, Ella Fitzgerald, Shirley Horn ou Julie London, mais, bon sang, quelle femme !  Inoubliable.

La créature s’est mise en mouvement. Elle ondulait. Biaise a admiré les jambes, superbes, interminables, musclées. Des jambes de danseuse ou d’acrobate.

Personne ne connaissait l’origine de cette créature, mais elle venait de terres lointaines, les autres mâles en auraient mis une oreille à couper, tel le Van Gogh qui sommeillait en eux ( pas le peintre, l'amateur de putes ). Ses traits suggéraient des steppes asiatiques. Ses yeux bleus en amande effilés, ses pommettes hautes, son nez, sa peau mate, ses longs cheveux bruns, avaient un goût de Chine, de Mongolie ou des environs. Une fois qu’on s’était extasié sur son visage, sa poitrine dans une sorte de chandail semi-transparent à mailles très fines exerçait un pouvoir d’attraction magnétique phénoménal. Pas de soutien-gorge. Ses pointes dures auraient pu crever un œil. Impossible de détacher son regard de son visage et de son châssis comme il était tout aussi difficile de se prononcer sur son année de naissance. Elle dégageait une telle vigueur, une sensualité si forte, dans le plein épanouissement de la trentaine, mais cinq ans de plus ou de moins n’auraient rien changé à son aura de déesse.

Dès que Biaise l’a vue, il s’est mis à suer. Ses glandes exocrines expulsaient des giclées de phéromones. Il ne devait pas être le seul à subir ce bombardement intérieur. Subjugué, ensorcelé, il la suivait de loin. D’une pièce à l’autre, au fil de ses déplacements, les types devenaient nerveux. Ils n’arrêtaient pas de lui tourner autour, faisant vibrer l’air comme des insectes nuisibles. Quand l’un d’entre eux, plus enhardi que ses frères en chaleur, se décidait à lui adresser la parole, il se heurtait à une moue interrogative et à un léger haussement d'épaules. Elle ne semblait pas comprendre un fichu mot de français. Biaise décida d’attendre que le hasard le mette en présence de cette mystérieuse et fascinante apparition et alors il se rapprocherait d’elle, ou il le provoquerait s’il ne se décidait pas à pencher en sa faveur.

Le hasard avait bon dos. Biaise est retombé sur l'amatrice d'anomalies de la nature qui avait vanté ses talents de chroniqueur. Elle l’a stoppé net en lui pinçant le coude. Biaise a pivoté sur les talons et lui a adressé son sourire de charmeur de serpents. Elle avait un regard d'un vert très pâle, que Flaubert, deux siècles auparavant, aurait qualifié de glauque. Biaise lui trouvait des reflets d'huître. Il ne pouvait pas s'empêcher de penser que ce n'était pas une perle. Merde, je suis un sale misogyne.

- Pendant que vous me faussiez compagnie, votre ami Nicolas m'a dit le plus grand bien de vous, a-t-elle dit d'une voix que le whisky a rendu très suave.

- C'est un ami en effet, il ne va pas me démolir en public.

- Oui, c'est tout à fait vrai.

Elle a pouffé de rire et piqué un fard.

- Le rouge aux joues vous va à ravir, dit Biaise sans y penser.

- Oh, vous êtes trop chou. Vous savez quoi ? Vous n’êtes pas banal.

Un compliment. Elle lui a déposé un baiser au coin des lèvres, qui l’a laissé sans réaction. Pas tout à fait. Cela lui a donné soif, allez comprendre pourquoi. Dans ces réceptions, par une sorte de malédiction, lorsque le besoin de boire se fait sentir, on ne trouve pas de personnel de maison. C’est la même chose avec les taxis, les pompiers ou les flics, jamais là quand on a besoin d’eux. Les clichés ont la vie dure, ils ont au moins sept vies comme les chats. Les clichés sont des chats. Biaise a planté sa conquête et est parti en quête d’un serveur et soudain, sans y prendre garde, elle se tenait là, à quelques mètres de lui.

Son regard de créature des steppes était foutrement incroyable. Par une sorte de miracle comme il devait s'en produire une fois par siècle avec ce genre de femme, pas un seul mâle ne papillonnait autour d'elle. De quoi se frotter les yeux au papier de verre, en masquant sa surprise ou son embarras. Ils se retrouvaient seuls. La déesse s'est approchée, la démarche rapide et souple. Elle glissait sur le sol ( ou au-dessus ). Un corps de danseuse ou d'athlète qui aurait pratiqué le saut à la perche et délaissé le point de croix. Elle lui a lancé un sourire amusé. Son regard au khôl noir et sa bouche vermillon le fascinaient. Biaise est resté sans voix. C’était déconcertant. Il ne savait plus où se foutre, les bras ballants, comme le dernier des ballots, paralysé sur place, à essayer de ne pas fixer ses seins. Elle lui a tendu la main. Biaise s’est senti vraiment minuscule. Elle avait des doigts très longs aux ongles laqués en rouge. Rouge sang. Pas d’alliance. Biaise était en pleine confusion mentale. Qu'est-ce qu'une déesse pouvait bien vouloir à un type de son espèce, rare, d'accord, mais elle l'ignorait.

- Je suis Matriona. Ravie de faire votre connaissance, monsieur Biaise.

Elle avait un léger accent sensuel, mais son français était très correct. Elle faisait mine de ne pas le comprendre afin d’écarter les importuns, lui avouerait-t-elle peu après. « S'ils insistent, je les envoie poliment chier dans un chapeau. J'adore ces expressions françaises. » Biaise n’a rien trouvé à redire sur sa maîtrise des expressions françaises. Sa main était douce.

- Vous me connaissez ?

- Votre réputation vous précède, et comme vous ne passez pas complètement inaperçu au milieu de tout ce gratin mondain, vous avez piqué ma curiosité. Je tenais à voir de plus près à quoi ressemblait un homme qui se fait un plaisir de détester tout le monde. Je vous ai lu, vous savez.

- Vous m’en voyez très flatté.

Elle a souri. Ses yeux pétillaient.

- Ce que vous écrivez, c'est une chose, mais l'homme derrière les mots, c'en est une autre. Quelqu'un qui s'intéresse à l'Ikeabana ne peut pas me laisser indifférente.

Biaise a dégluti.

- Eh bien, on ne peut pas dire que vous tournez autour du pot.

- Vous vous en remettrez. J’en suis sûre.

- C'est bizarre. Vous ne semblez pas réelle. Vous avez l’air de sortir d’un roman.

Elle lui a effleuré le bras. Il a eu la chair de poule, une grande première depuis belle lurette.

- Je suis réelle. La vie nous joue de ces tours parfois, vous ne croyez pas ? Elle nous fait nous rencontrer.

- Je ne crois pas à ce genre de hasard.

Biaise s’est composé une tête d’intello précaire, un mélange d’air réflexif, de sourcils amusés et de sourire humaniste. Avec un minimum de pratique, cela s’acquiert assez facilement, genre on me la fait pas, le monde n'a pas de secrets pour moi, j'ai de la distance mais je sais aussi compatir à la souffrance des plus démunis ( de la connerie en barres ! ). Il la réservait pour les grandes occasions ; et celle-ci en était Une, avec un U majuscule.

- Voyez ça comme une facétie du destin. Il vous fait un clin d’œil, ou vous conseille de vous tenir sur vos gardes, à vous de voir. Dites-moi, pour quelle raison l'Ikeabana vous intéresse-t-il autant ?

Trouver quelque chose de plausible, vite.

- C'est mon mal de vivre que je tente de soigner. J'ai essayé pas mal de thérapies et j'en suis toujours au même point. Je me suis dit que l'Ikeabana pourrait peut-être me venir en aide. Vous trouvez ça normal un type de quarante-quatre ans qui n’a jamais rencontré l’âme sœur ?

Elle a semblé sur le point d'éclater de rire.

- Quelle romantisme, dommage que vous mentiez si mal. Ce n'est pas très grave. Vous savez bien que l'Ikeabana n'est pas une thérapie.

- Ah bon, je croyais... On m'aurait induit en erreur ?

Ensuite la conversation a pris un tour décousu. Biaise a appris que sa langue originelle, le tatare, appartenait aux langues turques et était issue de trois langues différentes. On a parlé chiffons, et pourquoi pas coupe de cheveux pendant qu'on y était, mais Biaise était tout disposé à parler du réchauffement climatique si ça lui permettait de continuer à profiter de sa présence. Il lui a dit que sa tenue était très originale. Elle lui a répondu que c'était des fringues de Vivienne Westwood, acquises aux enchères, conçues d’après modèle taillé pour Pamela Anderson. Pamela, son fantasme, Biaise n’en croyait pas ses oreilles.

- Vous voulez quoi, Matriona?

- Je veux vous aider, répondit-elle avec un sourire mystérieux. Je vous laisse ma carte ( En un tour de passe-passe, elle la lui brandissait sous le nez. On aurait juré qu'elle l'avait sortie d'entre ses seins. Des sortilèges pareils n'existaient pas. Biaise rêvait. ). Appelez-moi si vous le souhaitez... et même si vous ne le souhaitez pas.

- D’accord, d'accord... bafouilla-t-il.

Elle a glissé sa carte dans la poche de son pantalon, et elle a quitté la pièce. Cette créature l'avait cuit à l’étouffée, Biaise était aussi rouge qu’un homard. Elle lui avait effleuré le sexe à travers le tissu du pantalon. Consciemment ou pas. Merde. Non, il n’avait pas rêvé, et là, il avait une trique de la mort, une barre chauffée à blanc entre les cuisses.

La desperate housewife n’avait pas dit son dernier mot. Obstinée. Elle a entraîné Biaise dans une chambre capitonnée de velours rouge. Une vraie chambre de bordel à l'ancienne. Elle l’a guidé à travers un dédale de couloirs, sans hésiter une seconde, elle connaissait l'endroit comme sa poche, la coquine. Plus rien ne comptait. Biaise avait ses fesses en ligne de mire. Il ne voyait plus que les formes rondement molles. Après quelques heures de libations, il avait revu ses ambitions à la baisse, ses critères avaient changé, il était devenu beaucoup moins exigeant. Il voulait baiser, à n'importe quel prix, surtout si c'était gratos, et avec n'importe qui. Du moment qu'un sexe féminin lui faisait un sourire vertical en haut des cuisses. La langue pendante, il bavait plus qu'un escargot. On aurait pu le suivre à la trace.

La femme s'est effeuillée en deux temps, trois mouvements. Elle était chaude. Une fois nue, elle avait vieilli de dix ans. Sa chair n’était plus que plis et replis, tirés vers le bas, les misères du temps et de la pesanteur. Biaise a regretté de ne pas être complètement cuit. Un zeste de lucidité n'avait pas que des avantages.

- Je reviens tout de suite, dit-il.

Biaise a filé dans le petit cabinet de toilettes. Le pantalon et le slip en bas des chevilles, il s’est savonné le sexe dans le lavabo, en l’inspectant sous toutes les coutures. Il l’a astiqué, tiré dessus, Me laisse pas tomber. Tout était bien accroché, mais l’érection l’avait abandonné aussi vite qu’elle était apparue. Il est ressorti en chemise et en chaussettes, penaud.

- Je ne crois pas que ça va être possible.

Elle l’a regardé, déçue. Le sexe de Biaise dépassait de la chemise. Tout mou. The King of Débandade.

- Ben mince alors. Qu’est-ce qui t’arrive ? Y'a cinq minutes, t'étais bouillant ! Qu'est-ce qui s'est passé ? T’as plus envie ? ( Biaise a préféré garder le silence. Il ne voulait pas passer pour un butor. ) T’as de la veine d’être tombé sur moi. Je suis compréhensive. J’en connais d’autres qui se vexeraient à ma place...

- C’est pas ça. J’ai dû avaler quelque chose qui ne m'a pas réussi. Un petit four pas frais, ou la salade au crabe, je sais pas, je ne me sens pas bien. A moins que ça ne soit le chevreuil. Le gibier, j’aurais dû me méfier.

- Oh là là, vous les hommes ! Si je devais me sentir patraque chaque fois que j’avale un truc qui me plaît pas, j’aurais plus qu’à me satisfaire toute seule.

Elle a ri. Biaise s’étonna de son rire gras qui lui a ôté définitivement l’envie de la satisfaire. Les réactions humaines sont une source constante d'étonnement. Prenez un quadragénaire, abstinent depuis des années, le sexe vibrant, les bourses pleines, douloureuses, des pamplemousses mûrs, prêts à éclater, mettez-le en présence d'une femme de sa génération, chaude, pas regardante sur la marchandise, offerte, eh bien, il tombe en panne sèche. Mais ce quadra était un thermomètre sexuel. Il réagissait aux moindres fluctuations charnelles, malgré que son sperme était en train de pourrir dans ses gonades ; et Biaise a croisé les doigts pour n’avoir que ça en train de pourrir à l’intérieur de soi.

- C'est dommage. T'aurais été mon premier chroniqueur. Les chroniqueurs, je connais pas, j'ai jamais donné, j'aurais pu comparer avec les comédiens, les inspecteurs des impôts, les viticulteurs, les ingénieurs de l’aérospatiale ou d’autres.

- Les chroniqueurs sont comme les soldats, le sexe n'est pas une priorité.

- C'est ça. Cause toujours, Charles.

 Assise sur le rebord du lit, elle l’a regardé enfiler son pantalon.

- Bon, ça m’embête un peu que ça se termine de cette façon, chéri. Je peux te proposer autre chose si tu veux.

- Au point où j'en suis.

- Je connais un truc vraiment bon, aussi bon que le sexe.

- Un steak tartare ?

Elle n’a pas réagi. Pas d'humour, aux portes du troisième âge, nymphomane, et mythomane. A part la viande, qu'est-ce qui pouvait être aussi bon que le sexe ?

Elle a tiré un tiroir de la table de chevet. La chambre n'avait vraiment aucun secret pour elle. Elle s’est emparée d’un petit morceau de papier d'aluminium soigneusement plié. A l'intérieur, une petite quantité de poudre blanche. Elle a fait deux belles rangées de lignes sur le plateau de la table de chevet. Sans réfléchir, Biaise s’est penché et a tout sniffé d'un coup.

- Hé, doucement !

- T'inquiète... C'est quoi ?

- De l'héro... chéri. De l'extra. La meilleure à des kilomètres à la ronde. De la came de premier choix. T'as l'habitude de te défoncer, on dirait ?

Biaise a nié de la tête.

- Je suis alcoolo pratiquant.

Elle a souri.

- Ça me plaît. Mais t'aurais pu m'en laisser un peu. Tu t'es enfilé une dose de cheval.

- J'étais pur-sang dans une autre vie antérieure.

- Justement, il aurait mieux valu que tu sois percheron.

- Tu t'y connais en chevaux ?

- Mon abruti de mari a une écurie et plusieurs domaines. Il n'a que le mot cheval à la bouche.

- Autrement dit, le cheval c'est son dada.

Biaise s’est  mis à rire comme un âne. Logique. On était dans l'équidé.

- Très drôle, dit la femme.

- Je dois commencer à planer. Je vois pas d'autre explication.

L'expérience s’est avérée désastreuse. Biaise a complètement perdu les pédales. Qui a dit qu'il ne fallait jamais se droguer quand on est malheureux ou déprimé ? Il ou elle avait foutrement raison.

- Surtout ne bouge pas de là, je vais chercher ton ami Nicolas.

La desperate housewife, affolée, est sortie en trombe de la chambre. Avant qu'elle ne réussisse à mettre le grappin sur Fruit, il s'est écoulé un certain laps de temps, que Biaise a été dans l’incapacité d’évaluer.

C’est Fruit qui lui a raconté la suite des événements. Biaise avait abandonné ses vêtements dans la chambre et était parti à la recherche d’alcool et d’une mâchoire d’ours. Il n’avait jamais goûté à la mâchoire d’ours et c’était bien le diable s’il ne parvenait pas à mettre la main dessus quelque part dans ce havre de félicités terrestres. Une réception sans mâchoire d’ours ne mérite pas le titre de réception, c’est moi qui vous le dis, répétait-il, dans le plus simple appareil, à tous ceux qu’il croisait.

Son coup d’éclat a eu lieu dans le jardin. Biaise errait dans un état d’hébétude, tenant des propos incohérents quand il a remarqué l’imposant volatile, immobile et posé sur une longue table. Intrigué, il s’est approché à pas chancelants. Un putain de cygne, pas croyable ! C’était la première fois qu’il en voyait un de cette couleur légèrement rosée.


Quel démon s’est alors emparé de lui ? L’alcool, la frustration, la tension, Matriona, la drogue ? Le mélange de tout ça, l’effet cocktail ? Nul ne le sait ; toujours est-il que Biaise a enfoncé son sexe en érection dans le cygne en foie gras. Il l’a besogné, à grands coups de bassin. Le bruit de succion était répugnant. Ceux des convives, qui assistaient impuissants au massacre d’un chef d’œuvre, poussaient des cris d’horreur. Les hommes adjuraient leurs épouses, compagnes, concubines, maîtresses, toutes outragées, de fermer les yeux. Quatre Gros Bras ont rappliqué, pensant s’interposer dans une rixe entre hommes éméchés.  Ils se sont immobilisés, un instant stupéfaits, puis ils se sont rués sur Biaise. Ils ont tenté de l’arracher à la reproduction à l’échelle 1 de l’oiseau de la famille des Anatidae. En vain. Son énorme sexe fermement planté dans le cygne, Biaise s’est agrippé aux ailes tandis qu’ils le tiraient par la taille et les jambes. Ils n’osaient pas le frapper, de peur de commettre une erreur fatale, l’obsédé pouvait être une personnalité de premier plan, influente, intouchable. Difficile de faire le tri dans tout ce beau linge. La plupart des Gros Bras venaient de l’Est, des Bulgares, et n’auraient pas su distinguer le Préfet en civil d’un marchand de soupe lyophilisée ou d’un présentateur des actualités régionales, qui savourait le spectacle, mémorisant le plus infime détail. L’homme ne savait pas tenir sa langue, il en aurait des anecdotes à raconter à ses collègues.

Le Boss se tenait les genoux, plié en deux, pris d’une crise de fou rire. Alerté par les cris stridents, qui laissaient penser que des viols en réunion se déroulaient sur la pelouse, Amaury Thomas a accouru et ordonné aux Gros Bras d’arrêter cette infamie, qu’il doublait leur prime. Un balayage vicieux a renversé Biaise et a mis fin à ses exactions contre-nature. Dans sa chute, son membre a entrainé une partie importante de l’arrière-train du cygne.

Le maître de maison a hurlé de jeter dehors le profanateur de sculpture culinaire. Ce qui a été accompli aussitôt. Ensuite on a pressé les témoins de confier leurs téléphones portables aux Gros Bras, afin d’effacer toute trace du fâcheux incident. Les appareils leur seraient restitués en main propre à leur départ. Pas d’inquiétude. Entre gens du même monde, on se comprenait, pas besoin de donner du grain à moudre à tous qui critiquaient leur mode de vie, n’est-ce pas ?

Fruit a retrouvé Biaise assis sur le parking en terre battue aux abords de la propriété. Il lui a remis ses vêtements dont la housewife, au désespoir, ne savait plus que faire. Biaise s’est étonné de sa nudité et il a questionné Fruit sur les morceaux de foie gras collés à divers points de son anatomie.

- Merde, mais t’es complètement à côté de la plaque, dit Fruit.

- Mais nan, appelons ça de la désorientation. Je ne sais plus très bien où je suis ni ce que j’ai fait.

Avec sa propre perception des événements et les éléments glanés ici et là, Fruit lui a conté de façon allègre les détails les plus choquants des dernières heures. La pilule semblait plus facile à faire passer, selon lui.

Biaise est resté sans réaction, insensible à la narration de ses frasques, Ah oui ?! Il s’était passé tant de choses que ça.

Son esprit n’avait gardé que l’image de cette beauté slave, C’était quoi son nom, déjà ? Mat, Maya, Matro ? Putain, il espérait qu’elle ne l’avait pas vu en train de se farcir le cygne.

Le reste n’avait strictement aucune importance.


Jean Songe le 4/12/19

12 & 13/35 L'Homme-Sang cauchemarde avec un cygne, mais pas que …