7/35 L'urbanité sans faille de L'Homme-Sang par Jean Songe
L'odeur de la viande, Biaise ne connait rien de plus enivrant. Elle lui remontait dans les narines et lui filait des frissons. Elle l’aidait à supporter les odeurs pestilentielles des immondices ( quatrième semaine de grève de la collecte des ordures. Il était question d’envoyer les force de l’ordre déloger les mutins. ) Ses mâchoires grinçaient. Son ventre commençait à gronder d’impatience.
Les six kilos de steak dans le sac plastique se balançaient au bout de son bras. Biaise souriait, il allait se taper un festin. Blaniac, le boucher, ne le regardait pas tout à fait comme une merveille de la nature mais comme une incongruité digne de son intérêt, d’homme et de commerçant. En dépit de son allure d’épouvantail qui, chez un autre que Biaise, le révulserait, et qui indisposait ses clients haut de gamme, sa consommation de viande forçait le respect du boucher. Dans un louable effort de civilité, Biaise portait des chaussettes propres à chaque ravitaillement.
Les commis de Blaniac abattaient l’essentiel des tâches. Le boucher, assis derrière la caisse, l’œil vif et aux aguets, bombait le torse, le fusil à pompe coincé entre les jambes, prêt à remettre dans le droit chemin quiconque s’aviserait de faire le mariole dans son royaume de viandards. Les marginaux, les nécessiteux, les délinquants, les dissidents, les végans, les pas français, il les reniflait à des dizaines de mètres à la ronde. Partisan du tri sélectif parmi les humains, Blaniac appréciait beaucoup la tournure western prise par l’époque. La loi du plus fort que favorisaient les armes en vente libre. Un sacré progrès. Il se projetait en John Wayne, gardien et protecteur des fidèles carnivores. Ses commis ne l’appelaient plus monsieur Blaniac mais shérif Blaniac.
Seule la présence de Biaise lui faisait quitter sa place de sentinelle. Il lui choisissait personnellement les meilleurs morceaux. Son réseau de fournisseurs était trié sur le volet, que du bétail des environs, élevé en plein air et nourri bio, et le prix du kilo, en hausse constante, en faisait une denrée de luxe. Blaniac avait une réputation à soutenir. Un homme de l’art, il savait manier le couteau. Biaise était très exigeant sur la qualité de la viande. Son système digestif ( ou autre chose ) ne lui permet pas de bouffer n’importe quoi, ou à petites doses, ou en désespoir de cause, s’il n’a vraiment plus rien, mais rien, à se mettre sous les dents. La viande de bœuf. Biaise a lu pas mal sur le sujet. Sa croissance industrielle. Toutes les saloperies injectées, atropine pour dilater les veines, eau pleine d’antiseptique dans le réseau sanguin pour gonfler la bête, plus les antibios et les stéroïdes qu’on lui fait ingurgiter. Merci bien. Biaise est très sensible, il a l’estomac, le foie et les intestins d’un mannequin anorexique.
En fin connaisseur, Biaise avait testé toutes les boucheries de Montcathare. La viande de Blaniac est la meilleure, pas de discussion possible. La viande de Blaniac, il n'avait plus que ça en tête. Une idée fixe. Il salivait déjà. Cette dépendance était une folie, qui lui posait des problèmes pour boucler les fins de mois. Biaise était toujours dans le rouge à la banque, et il sortait toujours un peu plus pauvre de chez Blaniac. Aucune importance.
La maison Blaniac était une des enseignes parmi les plus anciennes et les plus respectées de Montcathare. L’influence du boucher sur la vie intra-muros était un secret de Polichinelle. Le boucher se piquait de philosophies politique et stratégique. Il voyait grand et loin. Montcathare ne comblait pas ses ambitions de Président de l’association des commerçants. Il rêvait de conquête départementale, régionale et nationale, pourquoi pas ? En attendant, il prenait très au sérieux son rôle de conseiller occulte, éminence grise, sherpa de l’ombre, auprès du maire. Certains soirs, tard, en tête-à-tête, les deux hommes élaboraient des plans tordus dignes des coups les plus vicieux du Mossad, la référence en la matière, dont le seul tort à leurs yeux était son essence juive, la perfection n’était pas de ce monde, déploraient-ils en pompant sur leurs cigares. Blaniac comptait bien mettre hors circuit le maire, bonhomme falot, sans envergure, sans destin grandiose.
Avec les notes ahurissantes que Biaise lui laissait toutes les semaines, Blaniac s’était offert le joli dauphin en faïence qui recyclait l’eau de sa piscine, un bassin de vingt mètres. Ses autres clients avaient payé le reste. Comme tous les nantis, sa propriété s’étendait sur les coteaux qui s’élevaient au nord de la ville. Il vivait seul. Bien que son portefeuille lui aurait permis de séduire une beauté locale, il préférait la compagnie de ses rottweilers. Nourris aux filets les plus tendres, ses molosses. Des amours de douceur et de fidélité. Jamais un aboiement plus haut que l’autre, Pas le genre à mordre la main qui les nourrit, alors qu’on ne sait jamais avec une femme, tout peut arriver. Le soir, les chiens ronronnaient aux pieds du boucher, hypnotisé devant “ Les faits alternatifs “, une émission quotidienne en tous points remarquables. Le boucher recommandait à l’élite de ses clients, la crème de la ville, de s’intéresser à ce documentaire passionnant sur les complots judéo-maçonniques à la fin du XXIème siècle.
Blaniac s’isolait des tracas et des turbulences du monde d’en bas, retranché derrière un mur d’enceinte, surplombé de fils à haute tension et truffé de caméras de surveillance. Si des fâcheux s’obstinaient à vouloir déranger sa tranquillité acquise en débitant de la viande sans compter ses heures, des systèmes d’alarme dernier cri avertissaient un bataillon de flics qui se faisait un plaisir de rappliquer dare-dare pour casser du misérable. Dans un souci constant d’amélioration de sa vie quotidienne, Blaniac réfléchissait à des réajustements architecturaux dans sa demeure. Bientôt il serait fier d’inviter les plus éminents officiels de la région à l’inauguration de son Fort Apache high-tech.
Malgré ses dérives parano-complotistes, jamais Biaise ne lui aurait jeté la pierre. Si la possibilité lui était offerte de changer d’air pour mieux respirer à des hauteurs respectables, il la saisirait aussitôt. Qui sait, la viande pourrait mener à tout, Blaniac en était un éclatant symbole. Position sociale, fortune, influence, il ne lui manquait pas grand-chose. Le charisme peut-être.
Tenaillé par des crampes à l’estomac, Biaise fonçait tête baissée en remontant la rue du Chasselat. Une faim de tigre ou de panthère, comme Shere Khan ou Bagheera, l’un ou l’autre, rien à branler, n’en avaient jamais connue, un prédateur affamé en tous cas, la vie est une jungle, pas un foutu livre. A l’angle de la rue Conquistador menant à l’hôpital, à présent incapable de formuler une pensée, Biaise s’est cogné de plein fouet le front contre la poitrine d’un grand type pâle d'une trentaine d'années. La bouche du mec a grondé un Oh de colère. Juste le temps d'apercevoir le travail admirable de son orthodontiste. L’homme a toisé Biaise. Leurs regards se sont croisés, combustion spontanée, la haine a été immédiate, palpable.
Le grand échalas, perché sur des jambes d’échassier, portait un costume taillé sur mesure. Traits assez fins, yeux clairs et vifs, cheveux roux coiffés en arrière au gel pour masquer un début de calvitie, oreilles légèrement décollées, menton rasé de frais, une tête de con cravaté et prétentieux, style requin des affaires. Il avait dû s’égarer.
D'une bourrade, il a repoussé Biaise en arrière. Une grosse montre bling-bling étincelait à son poignet. Biaise a eu le sentiment que le gars se voyait en seigneur féodal écartant un gueux de son passage.
- Dégage, vermine !
L’accent ne laissait planer aucun doute. Un suppôt d'Albion ( ne pas intercaler « perfide », cliché mis à toutes les sauces ). Lui et ses congénères s’étaient multipliés comme des lapins en profitant d’une époque plus favorable à leur implantation. Des colons qui, sous leurs grands airs de faux Lords quêtant une distinction de la Reine-Mère, n’étaient rien d’autre que la progéniture dégénérée post-libérale de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher. Les temps avaient changé et dans l’impossibilité de regagner leur terre natale, ils en concevaient une amertume qu’illustrait ce rejeton insulaire. Le mec se la jouait hooligan et traitait Biaise comme le descendant direct de Jeanne d'Arc, que ses ancêtres avaient cramé vive, une vierge, pas une radasse de bar à matelots paumée dans une zone sub-tropicale du quart-monde.
Impossible de laisser passer l’affront. Un autre jour, bourré de protéines, les cellules dans le rouge, Biaise aurait peut-être laissé couler, mais la suffisance de l’Anglais avait provoqué une montée d’adrénaline. Il s’est senti d’une humeur soudaine à massacrer des bébés phoques.
- On t'a jamais appris le respect, sa majesté des mouches ?
- Fuck you !
Biaise a reniflé. Ok. A son tour de jouer, façon Gilles de Rais, le connétable qui avait combattu aux côtés de la pucelle d'Orléans, avant de virer tueur en série.
- Tu te crois où, espèce de fish sans chips ?
Son humour idiot et bilingue a laissé l’anglais ahuri. Pour appuyer sa saillie verbale, Biaise lui a envoyé ses steaks à la figure. La viande enrobée de plastique a fait un bruit flasque en touchant le menton. Le mec a porté la main à son visage, les yeux arrondis de stupeur.
- Gosh ! Vous m'avez... frappé !
- Et je vais remettre ça si tu ne mets pas les bouts, rosbeef de mes deux !
L'index anglais, pointé sous le nez de Biaise, s’est fait menaçant.
- Personne ne m'a jamais parlé comme ça...
- C'est que tu n’as pas rencontré les bonnes personnes.
Biaise lui a chopé le doigt, tordu en arrière puis lui a craché dans la main.
- Tiens, c’est plein de vitamines !
L’anglais a fixé sa paume. Dégoûté. Des siècles de civilisation et de suprématie blanche, la conquête des Indes et d’une partie du globe, pour aboutir à ce résultat, servir de crachoir à un vieux dégueulasse, c'était tout ce qui restait de son monde qui s'écroulait d'un coup. Vite il a sorti un mouchoir de sa poche, effacé vigoureusement les traces de salive, comme si elle était infectieuse, ce qui était peut-être le cas. Puis il a inspecté sa main sous toutes les coutures. Il était couleur de rage, rouge poivron. Il a roulé en boule son mouchoir et l’a jeté au sol.
- Vous êtes malade ! Complètement crazy ! Je vais vous apprendre... Par les mots et les gestes, je vais te changer en statue de sel !
Il a fait trois pas en arrière tout en brassant l’air avec les bras. Il s’est arrêté net, comme figé, et a pris une posture qui tenait du héron unijambiste et de la danseuse hindoue ivre. Jackie Chan revu à la sauce de Bollywood par un aristocrate british fin de race, le métissage avait de beaux jours devant lui. Le metteur en scène était certainement un Ousbek débutant, la direction d'acteur était à chier. Biaise l’a regardé d'un œil amusé, cherchant une interprétation à sa gestuelle. Il n’était pas le seul à profiter de son numéro d’équilibriste taré.
Les deux hommes se faisaient face sous les enluminures rouge et dorée de La Fleur de Jade, l’ex-restaurant asiatique. Le saccage de leur établissement avait entrainé le départ de ses propriétaires, contraints sous la menace de vendre leur bien à un prix dérisoire. En face, le fleuriste et son employée rongeaient leur ennui derrière la vitrine du magasin. Ils ne survivaient plus que de la vente de rachitiques bouquets pour les enterrements et à l’occasion du pieux embellissement des tombes lors de la fête des morts. Le manège de l’anglais avait attiré leur attention. Autour du rond-point, les automobilistes ralentissaient et réclamaient des coups et du sang. Les plus hargneux accomplissaient plusieurs tours et renchérissaient dans l’insulte avant de s’éclipser dans des rugissements de moteur, de gomme cramée sur l’asphalte et le beuglement des klaxons. Un papy à la tête de vieux Droopy avait freiné puis arrêté son vélo en bordure du trottoir et il observait la scène sans dire un mot. Il restait stoïque dans son gilet jaune fluo. Les marchands de fleurs sont sortis sur le pas de porte et ont contemplé le spectacle en ricanant. Ils hésitaient à prendre parti. L’étranger portait beau mais ne soutenait plus l’économie de proximité et l’unique vertu de Biaise était de lui opposer une résistance. Un choix épineux.
Indifférent à ce qui les entourait, l’anglais s’efforçait de garder la pose puis il a émis une suite de sons étranges. On aurait dit un poste radio branché sur des ondes extraterrestres. Ça faisait swngrtbröghlaklstömnizölm, ou un truc dissonant dans ce goût là. Un dingue. Et totalement ridicule, grotesque. Il semblait dans l’attente de quelque chose d’absolument cosmique. Une révélation. A sa mine renfrognée, Biaise a deviné qu'il y avait un hic. L’anglais a répété sa suite de consonnes qui noyait les pauvres voyelles dans une sorte de gargarisme vocal. Une bouillie verbale. Quelques séances d'orthophoniste n’auraient pas été superflues, le gars avait de gros problèmes de diction quand il était énervé et cela le mettait dans un drôle d'état.
- Alors, Freddie Mercury, on a perdu sa voix ?
L’anglais a soupiré et repris une position plus adaptée aux activités humaines. S'il voulait apprendre les bonnes manières à Biaise, sa méthode laissait à désirer, ou il manquait de pratique. Il a fait un quart de tour sur lui-même et martelé le pavé à coups de talon.
- God damn' it! Fuckin' Ikeabana de merde!
Les veines de son cou et de ses tempes gonflaient. Il ventilait mal. Il a reposé son regard sur Biaise, qui a vu dans l’éclat des yeux que l’anglais le considérait toujours comme une sous-merde.
- Tu vas péter un câble, mon vieux. Ta nounou a oublié de te donner la fessée ou tes cachetons ce matin ?
- Si j'étais un maître de l'lkeabana, tu ferais moins le malin, maudit froggie ! dit l’anglais, mais le cœur n’y était plus. Il s’était dépensé en pure perte.
- T'es même pas maître de tes nerfs, pauvre tache.
Une accalmie. La plaisanterie avait assez duré, Biaise en avait presque oublié ses steaks. Son ventre le rappela à l’ordre dans un grondement de baryton. Son estomac réclamait sa double ration de viande fraîche. Biaise avait des besoins urgents à satisfaire, Il y a des priorités dans la vie. L’Anglais venait de passer au second plan.
- C’est pas tout ça, mais j’ai une envie pressante. Ce fut un vrai plaisir.
Biaise s’est éloigné, le sac de viandes toujours pendu au bout du bras, laissant crier l’anglais dans mon dos.
- On se retrouvera !
- C'est ça, même pas dans tes rêves d’impuissant, dit Biaise sans se retourner.
Après quelques pas, Biaise a entendu le bruit d’un choc entre une matière humaine et une autre artificielle, suivi d’un long gémissement. Il n’a pas pu s’empêcher de jeter un coup d’œil en arrière. L’anglais gisait au sol, les membres et la tête en étoile de mer. Du sang lui coulait des lèvres et du menton. Le vieux lui avait balancé son vélo au visage et le rouait de coups de pied.
- Tiens, prends ça, et encore ça, et tu donneras le bonjour de ma part à David Beckham.
Certainement un déçu du football anglais, qui n’était plus ce qu’il était depuis 1966.
Quel plaisir de mordre dans 300 grammes de steak épais. Biaise le tenait entre ses doigts, le bassin collé contre la table de la cuisine. Il le déchirait à pleines dents. Le jus rouge coulait à la commissure de ses lèvres, dégoulinait sur son menton. Biaise a dégusté sa viande à la santé de ce con d'anglais.
Jean Songe le 6/11/19
7/35, L'urbanité sans faille de 'Homme-Sang
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