Millenium 5 : ça ne fictionne plus guère…
Cinquième et avant-dernier tome, plutôt décevant cette fois, des investigations de la désormais mythique Lisbeth Salander.
Lisbeth Salander sortait des vestiaires après sa séance d’entraînement, quand elle fut rattrapée dans le couloir par le surveillant-chef Alvar Olsen. Il lui déballa un blabla exalté. Il semblait tout excité. Il gesticulait et brandissait des documents. Mais Lisbeth ne saisissait pas un mot de ce qu’il disait. Il était 19 h 30.
C’était l’heure la pire à Flodberga. L’heure où le fracas du train de marchandises qui longeait la prison faisait trembler les murs, où les trousseaux de clés cliquetaient dans le couloir, où l’air se chargeait d’effluves de parfum et de transpiration. 19 h 30 était, pour les prisonnières, le moment le plus dangereux de la journée. C’était alors, à la faveur du boucan de la voie ferrée et de l’agitation générale provoquée par la fermeture imminente des portes des cellules, qu’avaient lieu les pires agressions. Lisbeth Salander inspectait toujours le quartier à cette heure-là, et ce ne fut sans doute pas un hasard si elle aperçut Faria Kazi à cet instant précis.
Faria Kazi était une jolie jeune femme, originaire du Bangladesh. Elle était assise dans sa cellule, sur la gauche. Même si, delà où se trouvait Lisbeth, elle ne pouvait voir qu’une partie de son visage, il ne faisait aucun doute qu’elle recevait des gifles. Sa tête basculait de part et d’autre sans interruption et, bien que les coups ne fussent pas particulièrement violents, ils avaient quelque chose de rituel et de coutumier. Quoi qu’il fût en train de se passer, ça durait depuis un moment. Le geste humiliant de l’agresseur en témoignait, tout comme l’attitude résignée de la fille. Même à distance, on sentait que le rapport de domination était bien ancré, avait brisé toute volonté de résistance.
Aucune main ne tentait d’arrêter les gifles et le regard ne traduisait nul étonnement, juste une peur sourde. Faria Kazi vivait dans la terreur. Il suffisait à Lisbeth d’observer son visage pour s’en rendre compte. Et cela corroborait ses observations des dernières semaines.
– Là, dit-elle en indiquant la cellule de Faria.
Mais le temps qu’Alvar Olsen tourne la tête, c’était déjà fini. Alors Lisbeth s’esquiva et retourna dans sa propre cellule, dont elle referma la porte. Elle entendit des voix et des rires étouffés derrière la cloison, se mêlant au bruit du train de marchandises qui semblait ne jamais vouloir s’arrêter de gronder et de faire trembler les murs. Devant elle se trouvaient un lavabo immaculé, un lit étroit, une petite bibliothèque, un bureau couvert de calculs de mécanique quantique. Elle fut tentée de reprendre ses calculs pour essayer de trouver une gravitation quantique à boucles. Puis, baissant les yeux, elle s’avisa qu’elle avait quelque chose dans la main.
C’étaient les documents qu’Alvar avait agités sous ses yeux quelques instants plus tôt. Sa curiosité en fut piquée. Mais ils se révélèrent sans intérêt – un test d’intelligence orné de deux taches de café en haut de la première page. Elle rechigna.
Emprisonnée pour quelques mois du fait de certains événements ayant pris place dans « Ce qui ne me tue pas », et affectée en prison de haute sécurité pour son bien, puisque certaines menaces continuent par ailleurs de peser sur elle, Lisbeth Salander se prend d’affection pour une détenue martyrisée par le gang dominant à l’intérieur des murs, détenue dont elle va tenter de saisir la réalité (ou non) du crime supposé, tout en poursuivant discrètement ses propres recherches à propos de certains instituts suédois de psychologie appliquée et de sociologie dont les idées anciennes et fort rances demeurent toujours aussi glaciales de nos jours.
Pendant très longtemps, elle sembla surfer au hasard. Elle ne s’arrêta que lorsqu’elle tomba sur une page d’aspect un peu daté : celle de « l’Institut de génétique médicale ». Elle tapa alors des commandes et l’écran s’éteignit. Il devint tout noir et elle resta quelques instants complètement immobile. Comme paralysée. Sa respiration était lourde et ses doigts hésitaient, comme ceux d’un pianiste se préparant à attaquer un morceau difficile.
Puis elle parcourut le clavier à une vitesse hallucinante. Des rangées de lettres et de chiffres blancs se succédaient sur l’écran noir. L’instant d’après, l’ordinateur se mit à écrire tout seul. Les signes jaillissaient sur l’écran, des codes source incompréhensibles, des commandes. Alvar ne comprenait que quelques mots anglais par-ci par-là, tels connecting database, search, query et response, puis l’inquiétant bypassing security. Lisbeth attendait en pianotant sur la table. Puis elle poussa un juron : « Merde ! » Une fenêtre avait surgi sur l’écran : ACCESS DENIED. Elle refit plusieurs tentatives et, subitement, il se passa quelque chose sur l’écran, comme un mouvement de vague, un tourbillon, suivi d’une lueur de couleur. Des lettres vertes illuminaient l’écran : ACCESS GRANTED. L’instant d’après, il assista à une scène qu’il n’aurait jamais crue possible. Elle fut aspirée comme à travers un trou de ver et se retrouva dans des cybermondes qui semblaient appartenir à un autre temps, bien antérieur à l’ère d’Internet.
Elle fit défiler de vieux documents scannés et des listes de noms tapés à la machine à écrire ou écrits au stylo-bille. En dessous se trouvaient des colonnes comportant des chiffres et des annotations, des résultats sans doute, d’évaluations et de tests, et une fois ou deux il aperçut des tampons signalant la confidentialité des documents. Il vit son nom à elle, d’autres noms aussi, et des séries de rapports. C’était comme si elle avait transformé l’ordinateur en une sorte de créature autonome qui, tel un reptile, s’introduisait furtivement dans le secret des archives et entre les pierres de caveaux scellés. Cela dura des heures. Elle continuait ses recherches, encore et encore.
Hélas, cette deuxième poursuite, avant tout commerciale à l’origine, de la puissante trilogie de Stieg Larsson, publiée en 2017 et traduite simultanément en français par Hege Roel-Rousson chez Actes Sud, m’a semblé décevante. L’écriture et la tonalité choisies par David Lagercrantz (à propos duquel je vous renvoie à la note de lecture consacrée à « Ce qui ne me tue pas ») ne sont sans doute pas directement en cause, puisque l’auteur avait su précédemment se porter à la hauteur du double mythe Blomqvist / Salander reçu en légation et en mission. L’intrigue principale, et la manière dont elle est reliée à l’histoire de Lisbeth Salander elle-même, n’est pourtant guère convaincante, même correctement exécutée, et l’intrigue secondaire, avec son recours assez largement ex nihilo à la menace salafiste (Jonas Hassen Khemiri et son formidable « J’appelle mes frères » auraient sans doute à dire sur cet assaisonnement), se développe de manière étonnamment poussive. Malgré tout entraînés ici par le désir de savoir ce qu’il advient, surtout, de notre héroïne si paradoxale et si attachante, lectrice et lecteur devront donc remettre leurs espoirs d’accomplissement narratif et technique au tome 6, devant normalement être le dernier, « La fille qui devait mourir », paru en 2019.
David Lagercrantz - La fille qui rendait coup pour coup - Actes Sud,
Charybde2 le 25/11/19
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