L'AUTRE QUOTIDIEN

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11/35 La logeuse de l'Homme-Sang de Jean Songe

La logeuse de Biaise, Julietta Fratenolli, souffrait de curiosité maladive. Elle passait une partie de ses journées le nez collé à sa fenêtre, planquée derrière les rideaux, à épier tout le monde, à noter mentalement des trucs, qu’elle oubliait un peu plus tard. A la nuit tombée, elle s’écroulait de fatigue dans son bol de tilleul.

Une veine pour Biaise, ses escapades nocturnes passaient inaperçues. Dans le cas contraire, les questions qu’elle n’aurait pas manqué de lui poser à ce sujet auraient pu lui causer des soucis de vraisemblance.

Biaise a rasé le mur en passant sous les fenêtres du rez-de-chaussée. Il accumulait les loyers en retard. Il lui restait à peine de quoi payer les steaks pour tenir jusqu'à la fin de la semaine. Il avait un teint d’endive trop cuite. Aucune envie qu’elle lui crachote ses reproches au visage.

La Fratenolli a surgi de son antre. Pas possible, elle avait un sixième sens. Elle roulait des yeux derrière ses grosses lunettes, l'air de chevaucher un balai de sorcière invisible. Velue comme une tarentule, elle semblait figurer dans un film d'horreur. Une Belzébuth femelle. Tout le monde la craignait dans l’immeuble, sauf Biaise. Tous les locataires l’appelaient La Fratenolli.

Comme tous les 365 jours de l’année, elle était vêtue de noir. Ses longs cheveux gris lui tombaient raides sur les reins comme un paillasson. La dernière fois qu'ils avaient vu un salon de coiffure, cela devait remonter à la mort d’Amalia Rodigues en octobre 1999. L’italienne Fratenolli vouait une passion à la chanteuse portugaise.

Petite, sèche, rabougrie, le dos en forme de noix, le regard oblique, la voix sortie d'un gramophone, élue Miss Vieille Fille dans les années cinquante, elle paraissait si vieille qu'elle aurait pu servir de modèle à Walt Disney pour la belle-mère de Blanche-Neige, qui s'inspirait en vrai de Joan Crawford en 1928, une beauté capiteuse, ce qui relativisait la laideur caricaturale de La Fratenolli. Les vieux ne sont qu'une version dégénérée de leur jeunesse.

- Monsieur Biaise ! ( Les poils épars de sa moustache frissonnaient, sa croix en or se balançait sur les excroissances de sa poitrine pendante. ) Vous avez pas oublié quelque chose ?

- Mes génitoires ? Non, merci, je les porte toujours sur moi.

- Malpoli, devriez avoir honte ! Mes loyers, vous y pensez à mes loyers ? Avec quoi je vais le nourrir mon Trésor ?

Son chien, croisement de taupe et d'écureuil, une incongruité de la nature, était en bonne place au hit-parade des détestations de Biaise. Un de ces quatre, il allait en faire son goûter, du Trésor.

- Parlons-en de votre saleté de clebs qui pose sa pêche merdique n'importe où, parce que sa maîtresse n’est pas foutue de l'en empêcher.

- Cherchez pas à détourner la conversation, cloporte ! J'ai des locataires qui sont venus se plaindre du vacarme que vous faites, de votre musique que vous écoutez trop fort !

- Qu'ils viennent me le dire en face, ou qu'ils se fabriquent des boules Quiès avec la merde qu'ils ont dans les oreilles ! ( Biaise avait haussé le ton. ) Qu'est-ce qu'ils y connaissent en musique, hein, d'abord, cette colonie de mollusques sociopathes, de jean-foutre la bite, de résidus de fausse-couche, de traîne-savates, de glandus refoulant du goulot, ces rebuts en tous genres, dont personne ne veut entendre parler ni regarder en face, ces parasites suceurs de moelle, partisans du libre échange, du ce qui est à toi est à moi et vices et sévices, et jamais versa. Frères de misère, mon cul, y’a plus de communistes pour croire à des conneries pareilles. La plupart sont des connards, des tas de merde, toujours prêts à s'entuber pour un oui ou pour un non. Et bouchés par-dessus le marché, si au moins ils étaient foutus d'apprécier la bonne musique, ça se saurait.

Il était dans les onze heures du matin, tous les autres pensionnaires étaient encore en train de roupiller, ronfler, péter dans leurs sales draps, à cuver leur cuite de la nuit dernière et à préparer celle de la suivante. Ils vivaient la nuit. Des vampires, des putains de suceurs de sang. Des imposteurs. Ils ne connaissaient pas le goût du vrai sang. Biaise les évitait comme la grippe porcine.

- C'est pas la peine de vous mettre dans cet état, je fais que vous répétez ce qu'ils m'ont dit.

- Eh bien, ne les écoutez pas, ces abrutis qui pensent que Zamour est un intellectuel.

- Ah, dites pas de mal, il est bien le petit Cedric.

A la tête de la Culture, la première mesure de Zamour avait été d’imposer la diffusion de 100% de chanson francophone sur les ondes radios, en limitant le quota de rap à 10%. Dans un même élan protecteur des beautés  nationales, il promettait de réduire de façon draconienne la distribution des films étrangers ainsi que les traductions littéraires. Des rumeurs non démenties mentionnaient la possibilité d’une sorte de liste Otto, inventoriant les livres à interdire. Zamour faisait le tour des plateaux de télévision et répétait ses diatribes sur la décadence de l’art, des lettres et du divertissement, et les concluait en insistant sur le renouveau de l’esprit français. Le redressement culturel de la France était irrésistible. Zamour était la personnalité politique préférée des français.

- Evidemment, si vous aimez la conversation des coussins péteurs, dit Biaise.

- Prenez-le sur ce ton là et je vous augmente le loyer.

- M'en branle ! Je paierai pas, espèce de radasse rapace. Je vous hais.

Un sourire de pucelle a illuminé le visage de La Fratenolli. Elle a pinçé la joue de Biaise entre ses doigts déformés par l’arthrose. Elle n’avait plus toute sa tête.

- Assez joué maintenant. Ça vous dirait une gâterie, vaurien ?

Comment dire non à sa voix de mère maquerelle ? Elle avait appuyé sur l'un de ses points faibles. Elle avait deviné que Biaise avait senti l'odeur de ses cookies au chocolat à peine sortis du four, croustillants au-dessus et fondants à l'intérieur. Un délice. Elle en était toute imprégnée, la Fratenolli sentait le cookie au chocolat. Sa pension puait la fin de vie.

- Mme Fratenolli, vous savez parler aux hommes.

Biaise a profité de sa faiblesse passagère. Il ne comptait pas se faire pardonner ses mauvaises manières, ni son langage de mufle, ni ses goûts musicaux ( à la rigueur lui faire oublier ses dettes ), c’était la promesse de s'empiffrer de cookies et d'ingurgiter des tasses d'excellent café qui lui a fait accepter l'invitation; et puis il n’avait pas grand-chose d'autre à foutre.

Dans la cuisine, Biaise écoutait la vieille femme d'une oreille très distraite, occupé à engloutir les gâteaux, qu’il faisait passer avec un pur jus arabica destiné aux gourmets. La vieille ressassait. Biaise la connaissait par cœur, la saga de sa famille de ritals. Les yeux embués de larmes, elle lui avait montré pour la énième fois une photo de son paternel, Federico. Une gravure de mode. Oeillet à la boutonnière, boutons de manchettes, pointe de la pochette dépassant de la veste d'un complet taillé sur mesure, des bagues à tous les doigts de la main droite. Il claquait tout son blé dans sa garde-robe. Il rivalisait d'élégance avec les dandys comme avec les hommes d'affaires. Il avait un sourire resplendissant et ses bacchantes semblaient briller. C'était ses yeux pétillants et égrillards qui sonnaient l'alarme. S'il n'avait pas tout à fait la silhouette d'un mac, il en avait l'esprit et l'allure. Il plaisait beaucoup à ses dames. La Fratenolli a nuancé : il ne se faisait pas entretenir, il acceptait juste les petits cadeaux. Il les choisissait toujours matures, bien en chair et riches, et de préférence dans cet ordre croissant. Un enfoiré de coureur de jupons. Mais il rentrait toujours au bercail. La Fratenolli ne soufflait jamais mot sur sa mère, que Biaise imaginait ritale catho-maso encaissant tous les mensonges et les repentirs de son mari, implorant à genoux son pardon, le sexe plein de semence en train de sécher dans le slip. Putain d'hypocrite.

La Fratenolli a gloussé, je devrais pas vous dire ça et je ne sais même pas pourquoi je vous le dis, mais il avait la réputation d'être monté comme un taureau, mais quand il jouait de la guitare, elle leva les yeux au ciel à travers le plafond qui prenait les couleurs de la chapelle Sixtine, il était d'une délicatesse extraordinaire, il caressait les cordes. Il avait accompagné Django Reindhart lui-même. Vous saviez que Django ne mangeait que de la viande crue ?

Biaise ignorait ce détail, pourtant il se vantait de bien connaître la vie du génial guitariste.

- Ah, les tziganes, poursuivit-elle, c'était quelque chose. Imprévisibles. Impossible de compter sur eux, sauf si leur famille était en jeu. Ah, ça oui, les Roms, les manouches, les gitans, les sintis, les yéniches, quel que soit le nom qu'on leur donne, c'est tous des tziganes, ils avaient la grâce avec leurs instruments, ils faisaient des miracles. Leur plat préféré, c'est le hérisson, y a plein de façons de l'accommoder, vous, vous mangez bien des huitres et des escargots, alors on va pas faire les difficiles. Papa ( Elle l'appelait encore papa ) y a goûté une fois, il pouvait pas refuser, et il a pas trouvé ça terrible, mais il ne leur a pas dit, sont susceptibles les manouches.

Sauter des rombières, courir les cachetons, manger du hérisson, Federico avait fait son choix. Tout, plutôt que le prolétariat.

Le grand-père bossait dans une usine de produits chimiques. Il cassait des blocs de phosphore. Un job très délicat et très dangereux. Les mecs cassaient en petits morceaux des gros blocs immergés dans des cuves. On leur donnait un ciseau à froid et un marteau. Il fallait doser sa frappe, pas trop forte, car si un morceau jaillissait et touchait l'air, il s'enflammait aussitôt. Les débuts d'incendie étaient si fréquents que des lances d'arrosage sillonnaient le sol. Les pieds des mecs trempaient continuellement dans la flotte. Le bonheur. Pour ce boulot de malade, les mecs touchaient des clopinettes.

Federico, très jeune, avait su une chose : suivre cette voie ne l'inspirait guère, pas du tout même. Non seulement le salariat lui filait de l'urticaire mais il ne voulait surtout pas qu'un de ces putains de morceau de phosphore lui saute à la gueule ou, catastrophe, lui brûle l’instrument entre ses jambes et promis à un si bel avenir. Se faire remodeler le visage, le sexe, ou n'importe quelle autre partie de son anatomie ne figurait pas dans la vision de la vie telle que se la projetait Federico. Il ne s'imaginait pas avec des trous dans la tronche, sans nez ou privé de ses yeux. On le comprend. Gamin, il les avait vus, les mecs estropiés, défigurés, aveugles. Son père, qui avait cessé de compter les accidents depuis longtemps, les lui pointait du doigt dans la rue en lui disant de faire gaffe, comme lui. Cause toujours, s'était dit le gamin, la meilleure façon de faire gaffe, c'était de ne jamais foutre les pieds dans un merdier pareil.

Biaise éprouvait de la sympathie pour ce bonhomme, il était plutôt moins con que la moyenne. Echapper à sa condition, à cette époque, n'était pas donné à tout le monde.

Cette grosse saucisse de Trésor n'arrêtait pas de renifler le bas des jambes de Biaise et de sautiller sur ses chevilles. Biaise lui a allongé un coup de pied discret dans les côtes. Le chien a glapi et filé se terrer sous un fauteuil. Plongée dans ses souvenirs, la Fratenolli ne s'était aperçue de rien.

Du vivant de Federico, il est difficile de savoir si la guitare lui a rapporté beaucoup de fric, mais son héritière a su profiter de son talent à titre posthume. Une dizaine d'années plus tôt, un programmateur radio avait remis une de ses ritournelles napolitaines à la mode. Le morceau a tourné en boucle pendant des mois sur les ondes des principales radios et sa réédition en CD a fait un tabac, dont avait profité la sorcière, seule bénéficiaire des droits. Le jackpot lui avait permis d'acheter l'immeuble et de le découper en studios.

C'était les loyers les moins chers de Montcathare. Mais avec sa vingtaine de locataires, la Fratenolli encaissait un joli complément de retraite et se foutait pas mal du reste. Pas folle la guêpe noire, elle n’allait pas se lancer dans des frais d'entretien exorbitants alors qu'elle pouvait clamser d'une minute à l'autre. La baraque était en piteux état. Façade décrépie, peinture d'un vert pisseux, lézardes dans les murs, volets bancals, fenêtres cassées, canettes vides dans quoi on shootait dans les couloirs, traces noires des mégots écrasés sur le papier peint qui peluche, ça sentait le vieux slip pas frais et le nourriture pour chien, bon marché et réchauffé dans des gamelles.

Echouer à la pension Fratenolli, c'était mesurer le quart de poil qui vous séparait de la rue. Le Waterloo des démunis. Le cimetière des éléphants qui n'avaient plus un seul gramme d'ivoire. Comment Biaise avait atterri là à son arrivée à Montcathare ? Bonne question. Une autre ?

Rassasié de café et de gâteaux, Biaise somnolait à moitié. La Fratenolli l’a tiré de son endormissement.

- Vous avez eu de la visite, hier soir, tard. Un homme, à ce qu'il m'a semblé.

- On ne peut rien vous cacher.

- Votre vie privée ne me regarde pas, mais vous seriez pas une sorte d'inverti par hasard ?

- Comme l’a si bien écrit Marcel Proust dans A l’ombre des jeunes filles en fleur, même s’il pensait à de jeunes éphèbes, un homme inverti en vaut deux.

Les libertés avec la pensée et l’écriture de Proust ont cloué le bec à la Fratenolli.

Jean Songe le 25/11/19

11/35 La logeuse de l'Homme-Sang

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