L'AUTRE QUOTIDIEN

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9/35 l'Homme-Sang de Jean Songe et les vertus curatives de l'écriture nocturne

Ne trouvant pas le sommeil, Biaise s’est relevé, a pris un steak dans le frigo, qu’il a coincé entre ses dents, puis il s’est servi un grand verre de whisky. Le morceau de viande pendait comme une grosse langue rouge vif et obscène sur le menton. Il a emporté le tout et l’a déposé sur une feuille près de l’ordinateur avant de s’asseoir.

Il pensait à ce qui l’empêchait de dormir en buvant une rasade puis ses incisives ont déchiré un gros morceau de viande qu’il a mâché vite. Quand il ne rédigeait pas ses chroniques au vitriol, si un petit fait quotidien retenait son attention, il s’amusait à le noter dans une tentative d’y voir plus clair dans le tourbillon de sa vie. Notes qui restaient dans un dossier du disque dur. L’incident de la nuit lui a inspiré une nouvelle réflexion. Ecrire était une consolation, Une maigre consolation. 

LA CHUTE, Théorie ( simplifiée ):

L'homme n'est ni un airbag, ni un deltaplane, ni un pare-chocs, l'homme n'est pas un objet, et encore moins un Superman, l'homme n'est pas un super-héros. Cela, c'est couramment admis, à l'exception de pauvres types souffrant du syndrome de Peter Pan. L'homme n'est ni dur, ni mou, et bien que composé de beaucoup d’eau, l'homme n'est pas liquide, c'est de la chair ( au niveau atomique, c'est une autre paire de manches, mais les atomes n'amortissent pas la chute, que je sache ). Quant à nos qualités et à nos défauts, la gravité s'en fout. Qu'on soit courageux, lâche, généreux, pingre, intelligent, con, vieux, jeune, laid, beau, amateur de jazz ( cool ) ou de heavy-metal ( beurk ! ), cela ne fait aucune différence, quand on vous frappe par derrière ( mais ça revient en général au même par devant ), c'est simple, on se rétame par terre ( il y a bien des gens, les cascadeurs, dont c'est le métier de dégringoler des escaliers cul par dessus tête et de se relever le sourire aux lèvres, mais l’écrasante majorité des individus ne connaît pas les ficelles du métier). Parfois, le plus souvent d'ailleurs, on se casse la gueule tout seul.

En elle-même ( c'est-à-dire en dehors du fait misérable d'avoir été ignominieusement provoquée par un coup ou un objet contondant, et dans mon cas, je penche pour un grand coup de batte de base-ball, ou un club de golf ), la chute est un processus égalitaire ( en tant qu'accident donc ). Le temps ne suspend son vol pour personne. Tout le monde part avec des chances identiques. Néanmoins, le résultat varie selon des probabilités qui nous échappent et parfois la chance sourit à ceux sur qui personne ne miserait ou qui ne le méritent pas. C'est une loterie. Dans les mêmes circonstances, le type qui bat sa femme et ses enfants, terrifie le voisinage, avec un taux de cholestérol à terrasser un sumo, va s'en sortir sans une égratignure et le Dalaï lama sera cloué dans un fauteuil roulant, tétraplégique. Un boxeur poids-lourd, un athlète rompu à recevoir et à distribuer des tampons qui assommerait un bœuf, va se briser le cou et une mamie réduite à un assemblage d'os et de peau parcheminée va y laisser un poignet (dans le cas, toujours, où un individu ignoble ne s'attaque pas à une vieille dame, en la prenant au dépourvu ou par derrière). On pourrait multiplier les exemples, cela ne changerait rien aux données de base et d'arrivée.

La chute, c'est dieu qui joue aux dés. Je ne vois que ça.

Biaise a fini son verre, mordu avidement dans le dernier bout de steak avant de l’avaler. A quoi bon écrire ? Il avait conscience que les mots ne changeaient rien à l’ordre et au désordre du monde. Les siens pas plus que ceux des idoles à la mode. Que restait-il des plus grands ? Même Shakespeare avait connu une période d’oubli. Dans les péripéties de cette nuit, il n’y avait pas de quoi en faire un plat, à peine une nouvelle, et certainement pas un roman. De toute façon à la fin on meurt. Jadis, à la publication de L’odeur de la sécurité de l’emploi, Biaise savait pour quoi et pour qui il écrivait. Aujourd’hui, il ne savait plus grand-chose. Il avait tiré un trait sur les grands projets. Ecrire un roman était un grand projet, « Au cul, les grands projets, survivre, voilà le défi. »

Biaise est retourné se coucher. Satisfait.

Jean Songe le 15/11/19

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