L'AUTRE QUOTIDIEN

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De pierre et d'os : vivre en Inuit, ça change tout !

Vivre en inuit, avec le bénéfique, l’hostile et les esprits. Un superbe récit de l’intérieur.

C’est la troisième lune depuis que le soleil a disparu derrière la ligne d’horizon – et la première fois de ma vie que j’ai si mal au ventre. Me décoller du corps chaud de ma sœur et de mon frère, me dégager des peaux qui nous recouvrent, descendre de la plate-forme de glace.
Sous son dôme, ma famille ressemble à une grosse bête roulée sur elle-même. D’ordinaire, je respire comme tous du même grognement de mon père, mais cette nuit une douleur me déchire et m’extrait. Enfiler un pantalon, des bottes, une veste – me glisser hors de la maison de neige.
L’air glacé entre dans mes poumons, descend le long de ma colonne vertébrale, vient apaiser la brûlure de mes entrailles. Au-dessus de moi, la nuit est claire comme une aurore. La lune brille comme deux couteaux de femme assemblés, tranchants sur les bords. Tout autour court un vaste troupeau d’étoiles.
La lumière faible et bleutée qui tombe du ciel révèle sous moi un liquide sombre et visqueux. J’approche mon nez de la neige : on dirait que mon ventre délivre du sang et des foies d’oiseaux. Qu’est-ce encore que cela ?
Penchée sur la flaque, je n’ai pas entendu le grondement au loin. Lorsque je sens la vibration dans mes jambes, il est trop tard : la banquise est en train de se fendre à quelques pas de moi. L’igloo est de l’autre côté de la faille, ainsi que le traîneau et les chiens. Je pourrais crier, mais cela ne servirait à rien.
L’énorme craquement a réveillé mon père, il se tient torse nu devant l’entrée de notre abri. Portant la main à sa poitrine, il me lance sa dent d’ours accrochée à un lacet. Il me jette également un lourd paquet, au bruit mat. C’est une peau roulée serrée. Le harpon qui l’accompagnait s’est brisé sous son poids. J’en récupère le manche, tandis que l’autre partie s’enfonce dans la soupe de glace. Disparaissant lentement, la flèche fait un bruit étrange de poisson qui tète la surface.
La silhouette de ma mère se dresse maintenant au côté de mon père. Ma sœur et mon frère sortent l’un après l’autre du tunnel de l’igloo. Nous ne disons rien. Bientôt, la faille se transforme en chenal, un brouillard s’élève de l’eau sombre. Petit à petit, ma famille disparaît dans la brume. Le cri de mon père imitant l’ours me parvient de plus en plus lointain – jusqu’à s’éteindre tout à fait. Un silence lugubre envahit mes oreilles et me raidit la nuque.

C’est par ce potentiellement tragique accident de débâcle (ce moment où la banquise se fragmente, éventuellement presque par surprise – pensons à la remarquable scène initiale, même dans son exagération, du « Jour d’après » de Roland Emmerich), qui voit Uqsuralik, la jeune Inuit qui sera notre narratrice au fil de ces 200 pages, brutalement séparée de sa famille et confrontée instantanément à la question de la survie en solitaire, que débute « De pierre et d’os », le superbe récit reconstruit imaginé par Bérengère Cournut, publié au Tripode en septembre 2019, x ans après sa belle incursion dans l’univers géographique et mental des Hopis d’Arizona avec « Née contente à Oraïbi ».

Au matin, dans la faible lueur de l’aube, je fais le tour de l’île sous ma peau d’ours. C’est une petite île. De celles sur lesquelles on laisse les chiens durant l’été, lorsqu’on n’a plus besoin d’eux. Deux côtes et un fémur dépassant de la glace sous une pierre indiquent même que l’un d’entre eux est mort ici la saison passée. Je dégage son squelette et détache quelques os. Le premier est pour Ikasuk, le deuxième, que je brise sur la dalle, est pour moi. Je fourre les autres dans ma poche. J’en ferai peut-être quelque chose, plus tard.
Un peu plus loin, contre un rocher, à moitié enfouie dans la neige, je trouve une pointe de flèche en ivoire. Abîmée, émoussée, mais qui peut encore servir. Qui a bien pu l’abandonner ici ? En fouillant aux alentours, je finis par découvrir également une tente de peaux effondrée. Elle est gelée, dure comme de la pierre, il n’y a rien à en tirer. Il me faut construire un abri.
Je lie la flèche à mon manche de harpon et commence à tailler des blocs dans la neige. C’est beaucoup plus difficile qu’avec un long couteau plat. Quand je monte les blocs les uns sur les autres, la neige n’accroche pas. Ma spirale n’est pas régulière. J’ai envie de pleurer, mais cela ne servirait à rien, alors je continue, les mains gelées malgré mes moufles. Finalement, les plaques se rejoignent tant bien que mal au-dessus de ma tête, me coupant du vent et du froid extérieur. Je m’effondre sans force. Ikasuk est restée avec moi dans la fosse, nous nous endormons l’une contre l’autre dans l’igloo clos de toutes parts.

Répartis entre l’Alaska, le Canada et le Groenland, les 150 000 inuits d’aujourd’hui sont entrés sur la scène médiatique et culturelle mondiale avec le film « Nanouk l’esquimau » de Robert Flaherty, en 1922, l’une des grandes fondations du documentaire moderne (même si l’authentique Inuit qu’est Nanouk y effectue de nombreux « numéros d’acteur » au seul bénéfice de la caméra). Loin d’en proposer le reportage actuel ou la transformation largement allégorique, comme cela a pu être le cas chez William T. Vollmann (« Les fusils », 1994) ou Valentine Goby (« Banquises », 2011), par exemple, ni les récits contemporains de première main que peuvent être notamment le « Homo sapienne » de Niviaq Korneliussen ou le « Nirliit » de Juliana Léveillé-TrudelBérengère Cournut a choisi avec bonheur un récit intemporel, nourri de la fréquentation assidue, tout particulièrement, des travaux géographiques et anthropologiques de Jean Malaurie, l’un des plus grands connaisseurs et ambassadeurs internationaux des peuples inuits depuis le succès planétaire des « Derniers rois de Thulé » en 1955, et des travaux ethnographiques collectés au sein du fonds Paul-Émile Victor du Muséum d’Histoire Naturelle, précieuses notes datant d’avant que le célèbre arpenteur des pôles ne se consacre entièrement aux explorations.

Un autre jour, nous partons à cinq, avec leurs fils aînés. Assez vite, nous croisons une colonie de morses. Un jeune mâle se tient à l’écart du groupe – c’est la proie idéale. Embusqués derrière un monticule de neige, les deux frères me désignent pour approcher l’animal. Je n’ai jamais chassé le morse, et je ne sais pas imiter son cri. Ils m’obligent à ramper sur la glace vers lui. Tout ce que je réussis, c’est à le faire fuir. Le Vieux se met en colère. Son frère lui rappelle que c’est de leur faute. Leurs fils s’en mêlent. Je n’ai jamais vu des hommes si nerveux à la chasse.
Pendant qu’ils règlent leurs comptes, je repère au loin un groupe de phoques annelés. Je m’éloigne dans leur direction. Mon père m’a appris à les chasser. Allongée sur la glace, je blatère comme eux, j’imite leur langage. Je sais presque m’en faire aimer. C’est à la lance que je les tue le plus efficacement. Selon que je repère une femelle ou un mâle, je crie comme un petit qui s’est perdu ou bien comme un jeune rival. Je m’approche jusqu’à pouvoir sentir leur souffle, et je brandis ma lance. Dans le flanc – d’un coup. Le sang se répand, je dis les mots qu’il faut pour remercier l’esprit de l’individu qui s’est livré.
C’est ainsi que, ce jour-là, je ramène aux hommes un beau mâle bien gras. L’un des fils m’aide à le découper. Nous mangeons chacun notre part en silence, puis nous portons le reste jusqu’au camp. Le soir, tandis que nous sommes tous rassemblés sur la plate-forme de la maison d’hiver, à sucer bruyamment les os des côtes et des pattes, le Vieux lance à mon intention, dans un mélange d’ironie et de reconnaissance : « Arnaautuq ! » Garçon manqué. Désormais, ce sera mon nom dans le camp.

Bérengère Cournut nous offre ainsi, dans les pas et les pensées de la jeune Uqsuralik, au fur et à mesure que lui viennent l’âge et la maturité, une incursion profonde, parfaitement conduite comme de l’intérieur, dans un mode de vie ô combien singulier, fût-il aujourd’hui si menacé, mode de vie en osmose avec la nature, s’insérant au cœur de ses délicats équilibres (on songera sûrement au superbe travail d’un autre arpenteur insatiable du Grand Nord, le Barry Lopez de « Rêves arctiques »), mode de vie qui intègre fondamentalement aussi bien les périls « extérieurs » que ceux issus de l’être humain lui-même, avec un fatalisme apparent qui renvoie à un tissu dense de croyances et de mythes, que l’autrice a su exprimer par un superbe recours aux chants, aux mimes et aux danses, qu’ils soient personnels à la narratrice ou partagés par la communauté en occasions chamaniques ou ludiques. Et c’est ainsi que, plus intensément que bien des documentaires, « De pierre et d’os » nous donne à méditer ce que peut signifier exister en harmonie avec la nature, avec les bons et les mauvais penchants de l’être social, et parmi des esprits bien vivants.

Je suis à nouveau seule sur le territoire. À la recherche de baies et de petit gibier. Je dors sur des tapis de mousse quand il y en a, ou parmi les saules nains. Il fait chaud – trop chaud parfois. Cela n’est pas bon. Les moustiques m’assaillent, et j’ai peur que les maladies fondent sur moi. Ikasuk pleure certains soirs. Je me demande si des esprits ne rôdent pas.
Ce matin, j’ai cueilli une grande quantité d’airelles. Je les mange par poignées, ça finit par me faire grincer les dents. Je ne les aime qu’avec du sang de phoque, mais je n’ose pas revenir vers la côte pour chasser. J’ai peur de la mer depuis que j’ai touché le tupilak.
Je crains aussi de chasser sur la toundra, car toutes les armes que je possède – ma lance, mon couteau, mon harpon – ont servi récemment à tuer des animaux marins. Si je touche un animal terrestre avec ça, je vais mettre son esprit en colère. Je préfère encore mourir de faim.
Et puis j’ai à nouveau mal au ventre. Comme à chaque lune désormais, mais cette fois plus encore que d’habitude. Je ne vais pas tarder à perdre mon sang. J’imagine que les animaux le savent, et que je ne devrais pas regarder vers le nord, où passeront bientôt les caribous.
Qu’il est donc difficile d’être seule – sans père, sans époux, sans famille. Sans raison de vivre, finalement. Le géant et la veuve ont raison, il me faut un enfant – mais où le trouver ?

Bérangère Cournut - De Pierre et d’os - éditions Le Tripode,
Charybde2 le 2/12/19
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Bérangère Cournut