L'AUTRE QUOTIDIEN

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Même pas mort !, la Gaule d'avant César dans son fatras magique et sanglant

Jean-Philippe Jaworski entame, avec “Même pas mort !”, une trilogie étourdissante sur La Gaule celtique du VIème siècle avant J.C. (Jules César), sa sauvagerie, ses intrigues et ses luttes de pouvoir, cernée au plus près d’une magie sanglante et inexorable.

Tu raconteras ma vie.
Tu descendras le cours des fleuves et tu franchiras les montagnes. Tu traverseras les forêts, tu vogueras sur les mers qui s’étendent à droite du monde. Tes pas te porteront dans les royaumes celtes, dans les tyrannies hellènes et les lucumonies rasennas. Partout, tu énonceras mon nom, tu célèbreras mon lignage, mes voyages, mes exploits. Tu seras l’initiale de ma mémoire, un bâtisseur de ponts, un héraut sans armée et sans bataille. Tu ne peux me refuser cette faveur. Tu ne peux aller contre le cours de ma volonté.
Ceux qui se dressent contre moi ne vivent guère ! Si tu rejettes mon offre, je ferai saisir tes biens et ta personne. Je disperserai ton ambre et tes amphores entre mes héros ; pour moi, je ne garderai que ta tête. Je la laverai, je la roulerai dans le miel, la cervoise et le sel, je la baignerai dans l’huile de cade et je la rangerai dans les coffres où s’accumulent les tributs des nations vassales. Lorsque je recevrai des hôtes de marque, je leur offrirai de grands banquets. Je ferai disposer mes plats à figures noires, mes cruches de bronze à long col, mes cratères où les vins épais de ton pays se mêlent à l’eau sauvage de nos sources. Puis, au milieu des viandes juteuses et des poissons brillants, des fruits doux et des breuvages âpres, je poserai ta tête. Je dirai : « Voyez : celui-ci était un trafiquant ionien qui fit injure à mon hospitalité. Alors buvez, dévorez, riez ! Nul ne peut se dérober à ma générosité sans me faire outrage. » Et admets-le, je suis magnanime : si tu refuses de perpétuer ma mémoire, moi, j’aurai soin de préserver la tienne. Je ferai de toi le compagnon de tous mes festins.
Tu raconteras ma vie.

L’histoire de la Gaule celtique d’avant (surtout de bien avant) la conquête romaine, et donc antérieure aux comptes-rendus orientés, précieux mais toujours sujets à caution (tant l’Histoire racontée par les vainqueurs, on le sait depuis un moment désormais, n’est jamais qu’une histoire) de Jules César, avait rarement été choisie comme terrain de jeu littéraire, à l’intérieur ou aux frontières du genre fantasy. En s’emparant d’un bref passage de Tite-Live (« Histoire romaine », V, 34) mentionnant presque incidemment les deux frères Bellovèse et Ségovèse, neveux d’un roi biturige vieillissant, envoyés vers la Germanie et l’Italie pour y établir de nouvelles colonies de peuplement, et en le triturant patiemment pour le nourrir du prodigieux matériau archéologique accumulé depuis quelques dizaines d’années à propos de la proto-histoire de la Gaule celtique, Jean-Philippe Jaworski nous offrait en 2013, avec ce « Même pas mort », premier tome d’une trilogie, publié aux Moutons Électriques, un éblouissant tour de force, pliant la grande Histoire à sa volonté romanesque pour aller beaucoup plus loin que son pourtant déjà passionnant « Gagner la guerre » de 2009.

Statère à la victoire ailée (monnaie biturige cube)

La fin que je me réserve n’est pas la mort du roi. C’est celle du héros. Ne me prends pas pour un de ces barbares naïfs que vous autres, Ioniens, vous méprisez si facilement. Je ne me laisse aveugler ni par ma vanité, ni par les chants épiques de mes poètes. Je suis lucide. La mort que j’appelle de mes vœux est une fin terrible. J’ai pris suffisamment de coups, j’ai vu suffisamment de plaies, j’ai entendu suffisamment de râles pour deviner, physiquement, l’insupportable violence de mon corps massacré. Ce trépas, c’est une étreinte de l’horreur. C’est une mort qui marque les mémoires comme le fer marque les chairs. Et ce sera le faîte du monument que je suis en train d’édifier à ma propre gloire : en violentant ainsi les esprits des témoins, amis et ennemis, je resterai, cicatrice héroïque, dans les traditions des deux peuples.

Bien loin de la mosaïque baroque et joueuse, terre d’élection de la tradition rôliste, que constituait le Vieux Royaume, et ce, dès « Janua vera », cette Gaule celtique du VIème siècle avant J.C., approchée depuis les sanctuaires berrichons de la tribu dominant alors de facto le centre du pays, les Bituriges, est une terre sauvage, charnelle et sanglante, pétrie de religion et de superstition, dans laquelle les rois et les héros comptent leurs honneurs et leurs têtes de bétail, dans laquelle, presque littéralement, les divinités arpentent les chemins et hantent les forêts, hors de leurs précieux sanctuaires et par le truchement de druides maniant aisément la magie du sang.

Devenue ici d’une extrême précision, l’écriture de Jean-Philippe Jaworski, tout en n’ayant rien perdu de son envoûtant pouvoir récitatif et de sa capacité à dissimuler les intrigues, vengeances et autres visées à long terme dans les enchevêtrements de la mémoire, se fait charnelle, cruelle, violente et sanglante, chaque fois que nécessaire, collant au plus près à la réalité sauvage d’un univers entièrement ré-imaginé, mais respectant une vorace fidélité aux données historiques connues. Le début d’une très impressionnant saga, qui, en 450 pages, tient bien, d’ores et déjà, toutes ses promesses.

Même pas mort ! de Jean-Philippe Jaworksi, éditions Folio SF
Charybde2 le 7/01/19

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