La Gacilly questionne encore la Terre 2/2
“A quoi bon avoir une maison sur une planète qui n’est plus habitable?”, se demandait déjà il y a cent soixante-dix ans Henry David Thoreau, à l’époque de l’industrialisation sauvage. Ici, deux festivals se superposent avec la photographie au premier plan dans toutes ses écritures qui donne à voir ces liens que tissent les photographes avec leur sujet.
La Gacilly a une politique d’intégration des photographes émergents. Une place particulière leur est dédiée avec ses trois participantes. Joséphine Brueder parle de « nouvelles frontières » quand elle découvre l’Ouest américain d’un parc national, photographie un peu arrêtée sur elle même, très formellement assumée et dynamique; Andréa Mantovani a rapporté de la forêt de Bialowieza, entre la Pologne et la Biélorussie, de très belles images, où son sentiment de défense de celle ci parait s’inscrire dans l’enracinement de leur présence, comme si ces arbres marqués de rouge, désignés pour être abattus, devaient continuer à vivre par la contemplation silencieuse et retenue de cet éternel présent de la photographie, dans une écriture qui pourrait être documentaire et plasticienne.
Laetitia Vancon expose Fin de Journée, dans une économie de propos, une recherche de témoignages, d’implications féminines, pour cette petite communauté insulaire qui vit au large de l’Écosse, écriture ouverte, sensible à l’inertie des personnages qui entrent souvent par l’objectif dans un face à face avec leur propre image, la présence interrogeant les signes de leur intimité de jeunes adultes. Le contexte de l’insularité sauvage offre parallèlement cette liberté d’action des corps et de leur éthologie. On sent que l’expressivité de la photographe se fonde sur un respect doublé d’une écoute, d’une sympathie qui fait ouvertures entre co-présences et justesse documentaire. L’image est libre et donne tout du temps, des lieux et des personnages, comme un film de cinéma ou s’appréhende le silence de ces êtres immergés en eux mêmes dans l’insularité d’un monde protégé et « safe » , prêts pour l’aventure magique de la vie, sorte de « punctum » que partage et vit en témoin ébloui, la photographe.
C’est le cas de l’Architecture et des photographies de Patrick Tourneboeuf, grands formats, où à travers une série de diptyques est mise en évidence, la structure identique des buildings entre Chine et Inde, entre Pékin et New Delhi, deux géants. Patrick établit cette vérité des grands constructeurs de béton, les politiques urbaines dans Next City répondent à la même nécessité, loger le maximum de gens possible, sans plus qu’aucune architecture traditionnelle ne puisse s’imposer dans ces jungles de béton. L’uniformisation des villes est en marche depuis déjà un moment, au vu de l’espace urbain américain. L’intégration des habitats dans la topographie n’est plus a échelle humaine, l’architecture s’appauvrit et se vide de cette relation importante de l’homme et de son environnement, d’autres logiques sont à l’oeuvre, logiques de masse et d’uniformisations.
Fred Delangle, ( en photo d'ouverture du sujet ) ayant fait résidence en Inde, pendant plusieurs mois, expose dans Hiver indien notamment une photographie d’environ quinze mètres de long de la ville de Varanasi dans l’Uttar Pradesh, long travelling fait sur le Gange, fleuve sacré, dévidant les bâtiments qui se pressent sur la rive habitée du fleuve, l’autre rive, sacrée, restant libre de toute construction, et ne souffrant aucun pont. A travers une construction impeccable cette composition, sans aucune rupture, lisse, se lit en mimant un déplacement de même nature que celle du photographe, en barque sur le Gange, pour la réaliser. Cette multi-image comprend plusieurs milliers d’images, assemblées ensuite. Spectaculaire, enivrant, un topos particulier fait oeuvre à travers une image longue recomposée.
Ce qui est aussi le cas du travail de Stéphane Couturier dans Climat de France, encore plus monumental, plus plastique, plus architecturé. Large de 38 m de long et longue de 233 m, oeuvre de l’architecte Fernand Pouillon, construite en Algérie, il y a plus de soixante ans, la cité Climat de France donne lieu à un format photographique de près de 45 m de long et de plus de 4 m de haut. S’y inscrivent tous les signes d’une histoire relative au bâtiment, à travers ses marques, ses transformations, son vieillissement, ses habitants, ses fenêtres ouvrant sur cette population « pauvre » qui l’habite. Ici sociologie, histoire, architecture, fictions, se recouvrent continuellement dans un immense palimpseste, entre le bâtiment premier et la façon dont les habitants l’ont transformée au fil du temps. La photographie, ici monumentale, devient aussi un mur vivant, plié pour recouvrir les trois murs de la cour attribuée. Du sable au sol en fait une installation. Chacun peut imaginer, dans ce « décor » à l’identique les histoires algériennes issues de ces soixante années, cette monumentalité, qui a demandé au photographe une très sérieuse implication sur plusieurs années et des milliers de prises de vues, échappe à toute simplification réductrice. C’est un Magnum Opus, célébrant la mémoire de l’architecte et une forme de mémoire et de célébration de la façon de construire en pierres de taille pour les plus démunis, beau et solide projet architectural de Pouillon, dont Stéphane Couturier est ici le thaumaturge, miracle de la représentation et du travail du passage du volume au plan. Exercice improbable et complexe, en raison des multiples problèmes et traductions que Stéphane Couturier a du résoudre et inventer pour donner, in fine, ce format hors norme, dans sa proposition singulière.
Au bord de l’abstraction sensible, ou issu d’un regard qui s’éprend des formes primaires et en lit les messages cryptés, pour les établir en spectacle, en forces, en délicatesse, en puissance, en intentions plastiques et photographiques, le travail de Jean Gaumy D’après Nature, est pure intuition, pur jeu des formes, pur esprit du temps. Dans un Noir et blanc impeccable et très sensible, pointes sèches de l’oeil marin, Jean Gaumy célèbre l’abstraction des rochers et des espaces qui s’ouvrent en Montagne, dans l’altitude où les hommes ne peuvent édifier et où la Nature est souveraine, revenant à une perception d’avant…, trouvant dans la glaciation de l’hiver, par les neiges blanches, l’idéal contraste du Noir et Blanc, dans sa vérité langagière. Toute saison confondue, ce parti pris d’essentialité se maintient dans les bras ténus des branches grises des arbres qui se croisent, abstractions d’un cosmos en expansion, fleur de lichens, douceurs vespérales des fleurs déchues, des herbes folles, des lichens aux dents moqueuses, champs de liberté qui vibrent sous le vent léger. Un lien avec avec la peinture du Maître du Noir s’est faite contre l’ombre et le jour clair, Soulages, Michaux, autant d’amis qui viennent par le noir et le blanc de Jean Gaumy, comme en un souffle proverbial. « Les tableaux de Soulages relèvent d’une autre planète que ceux du peintre Ad Reihnardt (1913-1967), les ultimate paintings qui sont des à-plats monochromes, sombres, mats et noirs notamment, influencés par les philosophies orientales, qui explorent le vide, le rien, en éliminant toute anecdote. Une position ultra radicale de la peinture ; l’apaisement au-delà de la mort ? Au contraire, avec d’autres manières et matières, Soulages nous offre bien un plein de lumières et non le vide…. » c’est particulièrement ce qui me semble traverser les tirages exposés de Jean Gaumy.
Et puis, en se promenant Emil Gataullin parait avec Douce Russie, titre qui sur le papier pourrait paraître provoquant. Pas du tout, nous ne sommes plus ici dans cette Russie des conflits, des barons du pouvoir, des sbires de Poutine, nous sommes chez Bergman, dans cet Est libre de la sensation amoureuse, chez Tourgueniev, dans la légèreté du roman, dans l’effervescence tranquille d’une sensibilité aimante, ainsi la jeune femme qui traverse en Semeuse, ce champ de blé aux moissons, dans une couronne de fleurs, 2006, est elle l’évocation de l’amour en marche, absorbée en elle même, issue de la nature, fleur parmi les blés murs, expression d’une maturité, c’est autant une héroïne à la blondeur de Deneuve, à l’énergie de Dorléac, à l’intensité séduisante de Polanski, le Couteau dans l’eau, Cul de Sac, que la manne de Truffaut, l’héroïne truffaldienne de Baisers volés, la présence subtile de Jeanne Moreau. Mélancolie d’un frère et sa soeur 2008 est un portrait de l’intimité au sein des liens familiaux, la douceur de l’image, du plan, rapproche d’un cinéma d’auteur précité. Les personnages ont une vérité imparable, ils irradient le champ photographique de leur présence, augurale, le champ de l’âme russe peut s’y déployer, tout se dit dans les visages et les corps, tout y est fiction, théâtre, profondeur des sentiments, justesse des corps, sans que jamais ne paraisse l’intention du photographe, devenu invisible, recevant l’image dans la naturalité de la scène qui s’écrit sous ses yeux, à travers une poésie de l’instant d’où elle fuse. Cette éternité de l’instant se fait quand le regard ne cherche plus, que le photographe reçoit simplement le monde dans son énergie et sa présence. Apparait le fantôme des forêts de Vologda, 2013, A l’ombre de l’église du village rural de Kondakovo, au nord de Moscou, 2008, une jeune fille lit un livre, fichu sur la tête, un arbre foudroyé semble s’être inversé, fraicheur de l’image qui voit tout, qui retient la concentration féminine au temps de sa lecture. Le romanesque, la légèreté, et l’infinie douceur des photographies de Gataullin sont issues à la fois de cette Russie qui a disparu de nos écrans et qui revient à travers la poésie de l’instant, et à ce retour à l’image d’avant, au temps d’avant quand la vie à l’Est pouvait être noble sans être pourchassée, image plutôt vécue, pour nous occidentaux à travers le cinéma de l’école de Lodtz, de Bergmann, Wajda, Borowczyk, Forman, Tarkowski, Jancso.
Et puis après les Fables, contes imagés de Karen Knorr à l’aura des traditions orales et populaires issues des contes, où des animaux investissent hôtels occidentaux et riches palais indiens, dans une mise en scène savamment élaborée, se tiennent les Monstres et dragons de Jan C. Shlegel, insectes et papillons à la symétrie, la délicatesse, la finesse de soie, improbables et magnifiques; ainsi ce scarabé élitres recouvrant un motif zébré, ainsi les rythmes blanc en forme de mouettes volant au dessus de l’océan qui s’étendent sur l’aile duveteuse d’un papillon géant. La séduction de l’entomologiste est prise aux rais du poétique, tout est vivant.
Shana et Robert Parkeharrison se retrouvent dans Un monde irréel, surréel, poétique, brassant les quatre éléments dans de très beaux tirages qui irradient leur présence noire et blanche, légèrement affadie, comme si un voile de gaze fine emballait la photographie, fin linceul à la transparence organique, mue du génie, peau transparente du montage qui, dans sa technique, est oublié aussi vite que mentionné. Un personnage est toujours en action, au bord de l’absurdité becketienne du monde, dans un théâtre de l’irrationnel et dans une interrogation constante de cette condition humaine, tragique, absurde, sans vérité apparente? C’est avec humour que ce couple là, à la ville comme à la campagne, interroge nos métaphysiques questions, en riant et en jouant de la légèreté apparente de la fausseté du monde. Ce couple étonnant est étrange et précis, fantasque, il est le personnage constant de toute image, son interprète, au delà de la répartition des rôles qui fait de lui l’acteur de la scène photographiée et, d’elle, un réalisateur, qui conçoit, tire les fils de la marionnette adorée. Des études préliminaires sont réalisées ainsi que des dessins, puis des maquettes, et des installations, suite aux repérages qu’il a fallu mener. Ce sont ensuite des images qu’ils associent pour réaliser le projet définitif, re-photographié, quand il est à son terme. La terre y est sous perfusion, exsangue, les arbres tronçonnés, un abîme se dessine, béance noire sur lequel le personnage, costume noir, chemise blanche, se penche pour verser des sels, chimie improbable et désuète, anachronisme des politiques environnementales saupoudrant le gouffre sombre et sans fond sur lequel le personnage est assis. Autre action, le personnage attrape des nuages au lasso et les attache à de gros piquets pour les stocker, on répare avec un emplâtre un gros arbre a demi mort dans un paysage de désolation où tous les autres arbres ont été coupés… Shana et Robert Parkeharrison n’ont peur de rien, ils illustrent ces situations dans une théâtralité épurée, s’en tenant à l’essentiel, allant toujours vers une forme de radicalité et de condensation poétique des images produites. Tout un imaginaire poétique vogue au-delà de l’ombre…
Concluons que cette quinzième édition, connaisse le succès qu’elle mérite. Si nous pouvons encore nous émerveiller et prendre avec humour des situations qui semblent fortement dramatisantes, c’est que l’espoir de pouvoir les résoudre est vivant, d’autant qu’il se trouve fortifié par la constance avec laquelle l’équipe dirigeante, Auguste Coudray, Florence et Cyril Drouhet, secondé par toute une équipe engagée, offre de joies et d’esprit positif, d’énergies vivifiantes dans la réalisation d’un festival intégrant les populations locales et leurs élus, les politiques, les régions, le patrimoine et toute volonté pour se hisser collectivement le plus haut possible afin de faire reculer ce qui doit l’être. Un festival qui génère l’espoir et la réussite est en tout point un germe actif du progrès. que le progrès soit!.. bravo à tous et n’oubliez pas de prononcer cette formule magique, élégiaque, en partant, gage de bonheur, La Gacilly, La Gacilly, La Gacilly……
Pascal Therme le 8/06/18
Festival Photo La Gacilly - La Terre en questions 2/2 -> 30/09/18