L'AUTRE QUOTIDIEN

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Olivier El Khoury, obsédé de la surface de réparation

Un beau brin d’humour et de décalage à propos d’apprentissage et d’obsession, en matière de football comme ailleurs.

C’est pas qu’il m’aimait pas mon père, ou qu’il était pas heureux de me voir arriver, non. C’est pas pour ça qu’il a pesté quand il a appris la nouvelle. J’arrivais au mauvais moment, tout simplement. Question de timing. En y repensant, j’aurais sans doute réagi de la même manière. Si mon gamin avait décidé de naître au moment précis où le club de Bruges était mené au score contre le rival invétéré à deux journées de la fin du championnat, on n’aurait pas pu me décoller de l’écran pour me cloîtrer dans une chambre d’hôpital à entendre ma femme et mon marmot brailler en chœur.

Publié en août 2017 dans la belle collection Notabilia des éditions Noir sur Blanc, le premier roman d’Olivier El Khoury parvient de manière fort réjouissante à se faufiler sans dribbles inutiles dans la défense serrée du roman d’apprentissage et de l’obsession potentiellement effrayante pour les proches et les moins proches. Pour dépeindre la lente maturation de ce fils de fervent supporter de football, devenu lui-même ce genre de sainte victime consentante – et supporter non de n’importe quel club, mais du FC Bruges, perpétuel mal-aimé d’un pays qui, au plus haut niveau, ne semble pouvoir jurer que par Anderlecht et par Liège -, l’auteur a su trouver un curieux mélange de sérieux légèrement dramatisant et de gouaille forcenée, oscillant parfois entre les formidables accents immobiles du David Lopez de « Fief » et les rages rentrées et obsessionnelles du David Peace de « Rouge ou mort ». Un ouvrage fort attachant, travaillant depuis une perspective fort différente de celle du « Mateo » d’Antoine Bello, pour explorer le mystère des moyens par lesquels la passion et l’engagement nous forment et nous déforment – et pas uniquement lorsqu’il s’agit de football.

Le FC Bruges

Quand il regardait les matchs, c’était toujours dans le salon, il voulait avoir la paix. Il coupait son téléphone, même s’il était de garde à la clinique. Injoignable. L’infarctus d’un quelconque fils de pute pouvait attendre, ça ne rivalisait pas assez une victoire, une combinaison efficace ou même une défaite de ses couleurs. Ces couleurs qui ne tarderaient pas à devenir nos couleurs.

Mon père avait de la classe. Dans le style et dans la parlote. Il était aimé de tous, c’est assez rare. C’était agréable de discuter avec lui, il était fin et sage, toujours très raisonné. Mais quand le coup de sifflet retentissait, il se transformait en une forme d’animal grotesque et ses cris en arabe renvoyaient à l’impétuosité de ses origines. Son beau parler laissait place à des impolitesses gratuites. Son discernement s’évaporait pour faire surgir une mauvaise foi affligeante. Lorsqu’une occasion se profilait, que nos attaquants se rapprochaient du but adverse, il se levait d’un coup sec, pliait les genoux et basculait le bassin vers l’arrière comme un gardien de but maladroit. Puis il se mettait à dégueuler des cris brefs et aigus qui lui venaient du fond de la gorge et qu’il me lèguerait en même temps que sa folie.

En interrompant un match de cette importance pour la course au titre, je naissais sous les auspices les moins favorables.

Olivier El Khoury - Surface de récupération - éditions Noir sur blanc
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