L'AUTRE QUOTIDIEN

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Mais qu'est-ce qui fait Clonck ? Pierre Barrault !

Le triomphe ambigu de la ligne de code métaphorique. Somptueusement retors.

Il importe d’expliquer ceci dès maintenant : Clonck est un volume délimité et la réalité de Clonck est entièrement contenue à l’intérieur de ce volume dont on ne voit que la surface, laquelle ne permet d’observer qu’une projection en trois dimensions de la réalité de Clonck. Et même si personne ici ne songerait à s’en plaindre, force est de reconnaître que cela ne fonctionne pas très bien. On l’a peut-être constaté déjà, on le constatera encore. (11)

Aughrim et Podostrog sont envoyés à Clonck, cité mystérieuse au statut apparemment difficilement définissable. Enquête, inspection, repérage préliminaire pour une opération de maintenance critique ? Les conjectures sont potentiellement nombreuses, et il faudra se heurter avec eux (sous le regard lointain et silencieux d’un groupe de superviseurs, d’expérimentateurs, de contrôleurs ou de savants peut-être bien fous) à la matérialité changeante de cet espace urbain aux géométries fugitives et résolument non-euclidiennes, dans leur quête d’un dénommé Perstorp qui pourrait résoudre bien des mystères, sans que n’intervienne nécessairement un dénommé Logstor, ayant tout ici d’un œil du démiurge qui serait chatouillé d’un désir d’indépendance.

Ils continuent. Podostrog en tête, traçant d’un pas résolu de nouvelles fissures à la surface de la terre pourtant si craquelée déjà ; Aughrim plus loin derrière, gêné dans sa marche par le sol humide et parfois boueux dans lequel il patauge, ronchonne et jusqu’aux genoux s’enfonce.
Ils s’engagent dans une clairière couverte de campamines en fleurs et d’odonbarbes à l’odeur de viande pourrie, et au bout d’un moment, peut-être qu’ils finiront par tomber sur un sanglier végétal ou une vieille dame. (19 et 20)

Successeur de son étonnant et subtilement calculatoire « Tardigrade » de 2016 (dont l’animal attachant qui lui donne son titre apparaît d’ailleurs ici en caméo, à l’occasion d’un recours à une cryptobiose ne devant rien au hasard), ce deuxième roman de Pierre Barrault, publié chez Louise Bottu en mars 2018, s’il utilise avec faconde une anthroponymie typiquement beckettienne, ne doit pourtant rien à un cheminement dans l’absurde au premier degré. Si les périples et les voltes de nos deux agents dévoués peuvent évoquer en filigrane les parcours du Philippe Annocque de « Monsieur le comte au pied de la lettre » ou les ritournelles du Stéphane Vanderhaeghe de « À tous les airs », c’est pourtant plutôt dans le code impitoyable mais ô combien faillible d’une Matrice chère aux soeurs Wachowski– et tout particulièrement à leur omniprésent et multiplicatif Agent Smith – qu’il faut chercher la vérité avant-dernière de la ville de Clonck, du statut de ses visiteurs et de la nature possible de ses dysfonctionnements. De même qu’une ruse informatique et ludique fournissait la clé cachée essentielle de la « Vie des hauts plateaux » (de Philippe Annocque, à nouveau), c’est dans la maîtrise, qui se dérobe sans cesse, du bon langage, et de sa syntaxe mathématique (on songera aussi, certainement, au troublant « Hyperrectangle » d’Aden Ellias) permettant d’accéder à la machine, et d’y constater les réglages nécessaires, quitte à ce que leur réalisation effective revienne à d’autres envoyés, ou à un Sysadmin jamais nommé mais dont le fantôme hante les rues mobiles et répétitives de la bonne ville de Clonck.

Vient enfin le tour de Podostrog et l’épicier veut savoir ce qu’il désire. Podostrog répond :
– Perstorp.
Observe bien la réaction de l’épicier. Qui sue, mais à peine et tente sans se dégonfler de lui vendre quelque chose de vert.
– Voilà pour vous, monsieur.
Podostrog hésite un instant.
– Non, dit-il, non ce n’est pas ça.
La main la plus velue de l’épicier se pose alors sur quelque chose d’un peu différent, quelque chose de marron, cette fois-ci, et puis non, finalement.
– Désolé, monsieur… je ne suis pas sûr de comprendre.
– Je cherche Perstorp, dit Podostrog.
– Je ne sais pas ce que c’est, dit l’épicier.
– C’est pourtant votre nom, dit Podostrog.
– Vous faites erreur, monsieur.
– Vous mentez, propose encore à tout hasard Podostrog.
– Je crois que vous dysfonctionnez un peu, monsieur, veuillez sortir d’ici ou bien je me verrai dans l’obligation d’appeler Logstor.
– Ce n’était qu’un test, explique Podostrog, oui, un simple test. Inutile d’appeler qui que ce soit. Je sors.
Et il sort.

Fred - Philémon

Il y a une audace salutaire dans le travail qu’accomplit ici Pierre Barrault, en créant en 160 pages et 136 blocs codés une complexe langue métaphorique susceptible d’explorer certains aspects bizarres de la création littéraire à l’âge où partout percole le digital. Dès la citation puissamment indicielle du « Philémon » de Fred (et dans la ligne d’exégèse joliment conduite par Pacôme Thiellement dans son « Pop yoga »), la lectrice ou le lecteur saura qu’il va bien falloir explorer ce qui se joue entre les pages, derrière le décor des cases et des phylactères, que les lettres des mots Python ou Scheme, comme jadis celles d’Atlantique, doivent être examinées de près, traquées et évaluées, même si l’on décide par convention d’en appeler certaines Perstorp ou Logstor. Roman graphique dont le graphisme aurait été évacué vers un autre fichier (comme on enlèverait dans ces pages, justement, leurs ailes amples et majestueuses aux aptères), roman où les robots conversationnels voisineraient avec les Plume au restaurant, où les identités peuvent varier au gré d’un scénario narratif trafiqué à la GTA, où des virus encore inconnus viendraient exposer un Podostrog au risque d’être « Sans nouvelles d’Aughrim », où des roulades avant prendraient l’épaisseur dangereuse de celles de « Zaï zaï zaï zaï »« Clonck et ses dysfonctionnements » est bien l’un de ces textes superbement retors dans lesquels il s’agit de se battre joyeusement pour, comme aurait pu le dire peut-être Christian Prigent,  (re)trouver sa propre langue enfouie sous le langage de la convention, que celle-ci soit tacite ou exprimée en manuel d’utilisation.

Clonck est une ville à géométrie variable. (24)

Pierre Barrault

Pierre Barrault - Clonck et ses dysfonctionnements - éditions Louise Bottu
Charybde2

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