L'AUTRE QUOTIDIEN

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Tu n'as rien vu à Hiroshima, car cela n'a pas eu lieu… 

La bombe de 1945 n’était qu’un plan B : le plan A reposait notamment sur les épaules d’un acteur spécialiste du monstre en costume. Grave et hilarant.

– Oncle Sam ne vous veut pas en uniforme, c’est en costume qu’il vous veut, m’a annoncé l’agent Jones.
– Un costume de clown ? Suis-je censé faire une tournée dans le Pacifique avec l’USO pour divertir les troupes ? Je ne joue pas les clowns, mais les monstres.
– C’est exactement ça. Oncle Sam veut vous voir dans la peau d’un monstre. Nick et moi devons décider si vous êtes une menace pour la sécurité. Nous sommes aussi censés vous attendrir un peu.
– Avec vos poings ?
– En vous annonçant que la mission vous rapportera dix mille dollars.
– Dix mille ? Merde alors.
– Personnellement, je pense que vous devriez le faire gratuitement par patriotisme. D’autant que vous êtes si bien intégré et tout et tout, est intervenu l’agent Jones.
– Pour tout vous dire, nous pensions recommander votre partenaire Dagover, mais apparemment la Navy pense que vous êtes meilleur acteur, a ajouté l’agent Brown.
– La Navy sait de quoi elle parle, ai-je dit.
Je me permets de saisir l’occasion pour remettre les choses clair. Il n’y a jamais eu de rivalité entre Siggy Dagover et moi-même. Il y a plutôt eu une incroyable vendetta qui s’est arrêtée avant qu’il n’y ait mort d’homme, à Hollywood il y a des moyens plus originaux pour régler les différends. Souvenez-vous de la guerre entre Joan Crawford et Bette Davis, et vous comprendrez. La seule chose que j’admirais chez Dagover était son ambition. Embauché à l’université de Göttingen comme professeur de linguistique en 1934, il a été le premier intellectuel non juif à fuir Hitler. Atterrir à Manhattan en pleine Grande Dépression a été le pire moment de sa vie ; il a gagné sa croûte en nettoyant les vitrines et en grattant les parquets pour les derniers ploutocrates de New York, avant de sauteur dans plusieurs trains qui l’ont mené sur la côte ouest, bien décidé qu’il était à faire sa place dans le cinéma.
– Pas de Jap dans votre arbre généalogique ? m’a soudain demandé l’agent Jones.
– Seulement des prêteurs sur gages, des fabricants de bagels et des rabbins, ai-je répliqué sans m’attendre à ce qu’il éclate de rire.
L’humour n’a jamais été la tasse de thé des antisémites, à l’exception de T.S. Eliot, qui a consacré sa plume aux chats.

Premier semestre 1945 : alors que l’Allemagne hitlérienne s’est effondrée sous les coups des Alliés et des Soviétiques, le Japon de Hiro-Hito, presque assiégé, résiste encore et menace de faire d’une invasion de l’archipel un monstrueux bain de sang militaire et civil, comme l’ont montré les sanglantes conquêtes d’Iwo Jima (février-mars 1945) puis d’Okinawa (avril-juin 1945) par les forces américaines. Aussi, le président Harry Truman et ses principaux conseillers politiques et militaires comptent-ils très fortement sur deux projets ultra-confidentiels d’armes secrètes pour éviter d’avoir à procéder à l’invasion de vive force : le projet Manhattan et sa bombe atomique, d’une part, le projet Knickerbocker, beaucoup moins connu, d’autre part. En quoi consiste le projet Knickerbocker ? Il sera savoureux pour la lectrice ou le lecteur de le découvrir en détail mais disons donc seulement, au-delà des quelques indices disséminés dans les diverses couvertures du roman, qu’il implique un impressionnant savoir-faire en génie génétique et qu’il nécessite – peut-être plus curieusement de prime abord – le concours d’un technicien des effets spéciaux cinématographiques de la classe de Willis O’Brien (le responsable notamment de « King Kong » en 1933) et – surtout – d’un acteur spécialisé dans l’interprétation des monstres en costume, Syms K. Thorley, dont un extrait des Mémoires rédigées au soir de sa vie, des dizaines d’années après les faits, en forme de confession, constituent la matière principale de cet « Hiroshima n’aura pas lieu ».

Si vous êtes amateur de films de science-fiction d’après-guerre, avec leurs insectes mutants, pieuvres gigantesques, dinosaures sortis des glaces et monstrueux poissons émergeant de lagons opaques, vous devez savoir que les scénaristes usaient souvent d’un concept vaniteux qui, avec le recul, semblait apporter sa pierre au féminisme. Parce que le public s’attendait soi-disant à une histoire d’amour – même si je pense qu’on n’a jamais demandé leur avis aux enfants qui allaient vraiment voir ces films -, le héros masculin qui affronte le monstre est souvent appelé à collaborer avec une belle scientifique. Cette dernière est parfois la fille du vieil entomologiste ou du paléontologue chargé d’identifier la menace en question, mais aussi régulièrement une jeune femme ambitieuse nantie d’un doctorat, désireuse de déchiffrer les secrets de la nature qui se dressent devant elle, que que soit le projet qui par inadvertance a engendré, mis au jour, dégelé, ennuyé ou dérangé la bête. Comme vous le dirait tout historien du cinéma, il y a plus de femmes brillantes et futées par spectateur dans le cinéma de science-fiction des années 1950 que dans tous les autres genres regroupés.

Willis O’Brien

James Morrow, comme souvent, nous impressionne : sa capacité à mêler de façon crédible des registres ô combien habituellement éloignés n’a guère d’équivalents dans la littérature américaine contemporaine, qu’elle soit dite « d’imaginaire » ou non. Opérant aux frontières des styles et des genres, il peut ainsi entrelacer finement des atmosphères militaires et stratégiques dignes du « Dr. Folamour » de Stanley Kubrick ou du « Fail Safe » de Sidney Lumet, des climats de noir bourru dignes des meilleurs classiques du hard-boiled (on notera peut-être même quelques clins d’œil occasionnels du côté d’un autre casseur de codes, Christopher Moore, même s’il n’y pas ici, directement en tout cas, de lézard lubrique), des morceaux de bravoure d’érudition hollywoodienne mêlée de satire hilarante et cependant complice que ne renieraient sûrement ni Theodore Roszak ni Steve Erickson – qui devrait donner aussi une furieuse envie de se plonger dans « Le maître des miniatures » de Jim Shepard – et même – comme souvent chez l’auteur, avec une absence d’ostentation pleine de brio – un léger vertige métaphysique et moral, au sens plein du terme, toujours baigné d’un ton sarcastique et alerte qui n’appartient qu’à lui.

– Chacun d’entre eux agissant seul pourrait probablement détruire une ville japonaise en quelques heures, est intervenu l’amiral Strickland. Mais pour être sûrs que cela fonctionne, nous prévoyons de les lâcher par groupes de trois.

Ce roman de 2009, traduit en français en 2014 chez Au Diable Vauvert par Philippe Rouard et Chloé Hucteau, était le douzième de l’auteur. James Morrow sera l’invité de la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris), autour de la récente publication en français de « L’arche de Darwin » et peut-être de celle à venir de « L’asile du Dr. Caligari », le mercredi 23 mai prochain, à partir de 19 h 30.

James Morrow 

James Morrow  - Hiroshima n'aura pas lieu - éditions Au Diable Vauvert
Charybde2 le 4/05/18

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