Faire repartir le jazz de là où il était synchro avec l'Histoire, le but avoué des Sons of Kemet ( les fils de l'Afrique) pour retrouver un goût d'aventure, d'innovation et un lyrisme intact pour le faire exister. Bienvenue chez la Reine Serpent, ça dépotte !

Depuis le free (la new thing)  avec Archie Shepp, Cecil Taylor, Charles Mingus, John Coltrane, Ornette Coleman, etc. la liberté musicale a pris  un ton bien  revendicatif au-delà du bouleversement harmonique. Devenue l’expression absolue de la fierté d’être Noir via un audacieux coup de pied au cul à l’Amérique puritaine; ces musiciens font écho aux sombres heures de la servitude et dénoncent une ségrégation institutionnalisée à l’époque. Ben oui, mais Donald Trump …  a ravivé les pires instincts xénophobes. A ce sujet, une anecdote va d’ailleurs nous amener au disque qui nous intéresse. C’est l’histoire d’une femme noire, esclave, née au mauvais endroit au mauvais moment: Harriet Tubman. Enfant puis jeune femme, elle va subir d’impitoyables traitements de la part de ses « propriétaires » avant de réussir à leur échapper pour devenir une des voix majeures de l’abolitionnisme durant de la Guerre de Sécession. Son nom est revenu dans l’actualité au cours du second mandat de Barack Obama où décision fut prise de lui rendre hommage en imprimant son visage sur les nouveaux billets de 20 dollars. Malheureusement, son successeur à la peau orange s’opposera fermement à cette décision et étouffera dans l’œuf cette initiative pourtant hautement symbolique. Face au péril que représente pour la diversité un esprit aussi étriqué et stupide que celui de Donald Trump, les Anglais de Sons of Kemet (comprendre « Fils de l’Afrique Noire ») entendent rappeler les combats que menèrent tant d’hommes et (surtout) de femmes pour atténuer les ravages de la discrimination. Neuf titres composent Your Queen is a Reptile.

Tous évoquent autant de femmes remarquables: activiste, abolitionniste, membre du Mouvement pour les droits civiques, mythique cheffe de guerre de l’empire Ashanti, reine des Marrons jamaïcains, militante anti-apartheid... Parmi ces neuf femmes mises en lumière, on retrouve notre jeune esclave affranchie, Harriet Tubman qui est en substance l’incarnation de cet album romanesque, universel, plein de symbole et par-dessus tout féministe.

Sons of Kemet, c’est d’abord l’excellent Shabaka Hutchings qui s’adjoint les services d’un tubiste, d’une poignée de percussionnistes et parfois d’autres souffleurs pour réaliser Your Queen is a Reptile. Après deux premiers albums convaincants pour Naim Jazz Records (Burn et Lest we forget what we came here to do), c’est le mythique label Impulse qui sort ce troisième opus.

L’exploit actuel des Sons of Kemet est de se priver de bassiste, mais de réussir à quand même insuffler un réjouissant groove. Sur « My Queen is Harriet Tubman », « My Queen is Doreen Lawrence » ou « My Queen is Anna Julia Cooper » le tuba réussit à faire vibrer nos tympans à la manière d’une grosse basse bien ronde suivant les déambulations du saxophone (comme autrefois Taj Mahal avec son Matchi'Oul Big band). Et sur ces titres  Hutchings est impressionnant techniquement, tout au long du disque à souvent lorgner vers  le free. A l’instar de sa  pochette, Your Queen is a Reptile évoque tout à la fois l'Afrique et les rythmes caribéens ( Shabaka est originaire de la Barbade).  La production est aussi actuelle que clairement estampillée UK en donnant une touche paradoxale à un ensemble à la fois suranné et terriblement moderne. Shabaka a également convié  des voix. Sur « My Queen is Ada Eastman » et « ...Doreen Lawrence » c’est Joshua Idehen qui déverse son flow quelque part entre Malcolm X et un prêcheur pentecôtiste sous LSD. Le toaster Congo Natty complète le casting et vient poser sa voix sur le dub « ...Mamie Phipps Clarke ».

Et puisqu'il faut revenir au vocable actuel de spiritual jazz, son paroxysme s'exprime sur l’extatique « ... Nanny of the Maroons ». Alors, à vouloir découvrir de nouvelles perceptions, c'est vous qui choisirez la piste qui vous convient… Si la densité sonore déployée en mode  fanfare peut indisposer à la première écoute; à la longue, c'est tout le charme de l'album qu'elle supporte et soutient. Your Queen is a Reptile pourrait en effrayer certains. Les autres se régaleront avec cette actualisation ravageuse du free et de l’âme noire. Bonjour 2018 !

Ludwig Van Elton John le 13/04/18

Your Queen Is A Reptile - Sons Of Kemet - Impulse