L'AUTRE QUOTIDIEN

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Joshua Cohen, quand la littérature s'allonge sur la toile

Quatre nouveaux messages hilarants et poignants, à propos de recours à l’imaginaire dans un monde qui n’en veut guère en réalité.

Cette histoire ne reprend pas la combine classique où, sous prétexte de raconter l’histoire de quelqu’un, en fait on raconte la sienne.
Mon histoire est toute simple :
À peu près deux ans après être sorti de la fac, mon diplôme de chômage en poche – mon mémoire portait sur la Métaphore -, j’avais quitté New York pour Berlin pour y travailler comme écrivain, bien que ce ne soit pas le mot juste puisque à Berlin personne ne travaille. Je ne vais pas chercher à expliquer pourquoi ici. Cette histoire n’est pas de l’Histoire, on n’est pas sur History Channel.
Prends un stylo, recopie ça sur un bout de papier et, lorsque tu seras pas loin d’un ordi, va voir :
http://www.visitberlin.de
Tu peux aussi te contenter de cliquer du bout du doigt sur ce lien jusqu’à ce que la page s’use – que tu aies effacé l’encre sans jamais arriver sur le site. (« Émission »)

Publié en 2012, quatre ans après l’incroyable roman « Le paradis des autres », et traduit en français en 2018 par Annie-France Mistral au Nouvel Attila« Votre message a été envoyé » est le quatrième recueil de nouvelles de l’Américain Joshua Cohen, recueil aussitôt couronné par le prix du Livre de l’Année par The New Yorker. Fort loin en apparence des attentats en Israël et des paradis des grandes religions monothéistes qui fournissaient le décor baroque et sanglant de la saga du petit garçon fourvoyé dans un éden qui n’était pas le sien, les quatre textes que contient  « Votre message a été envoyé » parcourent les pièges du réseau, de la dèche post-estudiantine et des exils berlinois (« Émission »), les télescopages de l’écriture de romans policiers et de séries calibrées avec le fast food triomphant (« McDonald’s »), les méandres des ateliers d’écriture généralisés et des métaphores architecturales trop prégnantes (« Le Borough de l’Université »), ou encore la sordide puissance de la pornographie en business ordinaire – et néanmoins magique et fantastique – de l’âge post-communiste en Europe de l’Est (« Envoyé »).

Après le dîner, ma mère s’est éclipsée direction l’évier pour passer la vaisselle sous l’eau et rappeler l’amie qui avait perturbé notre Stroganoff par son coup de fil, pendant que mon père et moi restions assis comme si la table avait besoin de pieds supplémentaires et il a dit Essayons encore une fois, donc je lui ai raconté l’histoire:
J’ai dit Il y a une fille, on va commencer par elle, évidemment il faut la décrire. Elle est jolie ? a demandé mon père, j’ai dit Dans ma description je la qualifie de flavescente (je n’étais pas très sûr du sens de ce mot), avec des cheveux teints en roux et des yeux immenses, aussi grands que sa bouche. Elle est sexy ? a demandé mon père en jetant un coup d’oeil sur ma mère, absorbée par la confection d’un dessert diététique, un sandwich oreille-téléphone-épaule. J’ai dit C’est une fille genre la voisine de la voisine, un peu vulgaire donc, mais aussi couverte de sang de la tête aux pieds, dans la première scène, elle dégouline de sang. Bien sûr, bien sûr, a dit mon père (il était distrait à cause de la bouteille de Petit-Noir dont il s’était servi la dernière goutte), mais est-ce qu’on peut appeler « scènes » les différentes parties d’un livre ? Je croyais que c’était un terme de cinéma ? J’ai dit On peut dire scènes pour un livre, mais si tu parles des chapitres d’un film, là, tu passes pour un con. Bien sûr, bien sûr, a dit mon père, et il a bu une gorgée en me faisant un clin d’œil et quand il a reposé son verre vide sur la table, l’évier était silencieux, la cuisine déserte, ma mère montée à l’étage, on entendait son rire flotter, lointain, et puis il a disparu, ventilé dans une hilarité hautement éthérée – dissous dans le bourdon du réfrigérateur, le ronron du lave-vaisselle, le tic-tac maniaque du réveil.
J’ai dit Elle rebondit sur la banquette arrière, c’est comme ça que ça commence : son corps ensanglanté sur la banquette arrière, un couteau planté dedans, elle rebondit entre le dossier de la banquette arrière et le dos des dossiers des sièges avant – Minute, a dit mon père, c’est quoi ce bazar ? J’ai dit S’il ne fait pas attention au prochain gros dos d’âne, ventru comme une femme enceinte, sur la route, le cadavre de la fille pourrait tomber, aller valdinguer sur le tapis de sol crasseux, sur l’amas de morceaux de tapis de sol dégueulasses et s’encastrer entre la banquette arrière et le dossier de son siège à lui. (« McDonald’s »)

Maniant avec énormément d’aisance une impressionnante gamme d’effets littéraires, des plus classiques aux plus surprenants, usant de son droit d »ingérence d’auteur en direct avec une ruse souvent hilarante (plus encore lorsqu’elle prend la forme d’une confidence sincère), Joshua Cohen arpente à vive allure les sentiers hésitants d’une contemporanéité décadente et déliquescente, mais pas uniquement : quelque chose d’autre se joue là, quelque chose qui est peut-être bien de l’ordre des explorations en profondeur de « La toile » de Sandra Lucbert, ou bien de l’ironie néanmoins poignante développée par un Gary Shteyngart dans « Super triste histoire d’amour ». Le caractère à la fois joyeux et désespéré de ce recours à l’imaginaire – qui évoque pour les protagonistes une forme actualisée de recours aux forêts – développe une mélancolie fort inattendue au vu et au lu des sujets « apparents » de ces quatre nouvelles.

Ce qu’en dit Olivier Lamm dans Libération est ici (le même quotidien propose aussi un bref et tonique entretien avec l’auteur, ici), ce qu’en dit Nicolas Weill dans Le Monde est ici, et ce qu’en dit Rachel Kushner dans le New York Times est .

Joshua Cohen

Joshua Cohen - Votre message a été envoyé - éditions Le Nouvel Attila
Charybde2 le 20/03/18

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