L'AUTRE QUOTIDIEN

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La Fantaisie Militaire de Bashung revue et amplifiée par Pierre Lemarchand : Quelle est la mission ?

L’avenue Daumesnil n’est pas encore blindée à cette heure. Et, devant la librairie, je reconnais déjà la silhouette de Pierre Lemarchand. Nous nous étions croisés au Souffle Continu, lors de la sortie de son livre précédent sur Karen Dalton, défendu ici-même par Jean-Pierre Simard et je m’étais fait remarquer en parlant de l’article sans savoir qu’à mes côtés l’auteur allait justement parler de son livre. Le hasard hein…

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« Dehors, tout le monde dehors »

Il y a des rencontres que l’on sait importantes avant même qu’elles n'adviennent. Au téléphone, quelques jours plutôt, nous avions convenu de ce rendez-vous, un peu avant la soirée hommage rendue à Bashung par une partie de la « famille » qui a travaillé sur l’album Fantaisie Militaire au cœur de la librairie de quartier Atout Livre, car Pierre Lemarchand sort ces jours-ci un exégèse sur le disque, d’une rare beauté, dans la très belle collection Discogonie aux éditions densité. Les livres de cette collection racée dont les sillons du disque est un code barre (ou le contraire), s’échinent à rechercher les origines des albums de légende du rock.

Dans la liste des 10 albums que Pierre propose à l’éditeur, Fantaisie Militaire ne figure pas. La proposition viendra de l’éditeur et instantanément, Pierre sait que c’est évidemment sur cet album qu’il doit écrire. Il décide de mener l’enquête. Comment Fantaisie Militaire, ce disque monde, ce disque de légende, est né. Sorte de Cluedo littéraire mélodique, il ne s’agit pas de savoir qui à osé tuer Mademoiselle Joséphine avec le chandelier, mais plutôt qui a fait naître ce chef d’œuvre qui a marqué l’histoire de la chanson rock d'ici…

La métaphore s’arrête ici, car du jeu de plateau (dans ses lignes, plutôt de studio), on passe à l’aventure. Pierre, en Tintin du rock, devient le reporter intrépide qui n’a peur de rien et surtout de se frotter aux « légendes »; les « fantassins » de ce disque hors normes, comme il les appelle affectueusement. Après avoir rencontré Rodolphe Burger qui lui relate l’histoire de Samuel Hall qui a failli ne pas faire partie de l’album, le musicien lui donne les contacts de Édith Fambuena puis, très vite il rencontrera tout les autres : Jean-Louis Piérot, Jean Fauque, Richard Mortier, Jean Lamoot, etc. Et de ces nombreux témoignages, Pierre va peu à peu reconstituer la « story » de ce disque.
Il s’astreint à deux heures d’écriture quotidienne. Il fait des recoupements, des associations, veut se montrer à la hauteur de la langue… Mais, très vite, plutôt que de raconter comment sont nées les chansons une à une, il bouscule le « plan » du livre, pour en faire un récit en 4 parties.

Recto (fausse intro et vrai prologue )
Portrait de famille (récit de la genèse de l’album jusqu’à sa sortie)
Fantaisie Militaire (une a une les chansons sont décortiquées)
Épilogue (d’une blême beauté).

Et de cette liberté naîtra un texte d’une grande richesse stylistique, proche des joutes de syntaxe et des cut-up dont sont coutumiers Jean Fauque et Alain Bashung. On assiste, comme si on était présent, à tout ce qui se met en place consciencieusement, et avec beaucoup de bienveillance, par Anne Lamy, alors productrice exécutive chez Barclay.

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« Des nuits sans voir le jour »

Le livre nous dit quelque chose d’un époque dont la fin est proche. Cet album fin de siècle (il sortira en janvier 1998), clot aussi une certaine façon de faire des disques. Du temps, beaucoup de temps, des moments de doute, des retours en arrière, des bonds en avant, la constitution d’une famille, des musiciens, des auteurs, des artistes, qui convergent vers un seul point. De bascule. Fragile, insaisissable, presque invisible, l’auteur va patiemment nous amener à travers des paysages textuels d’une belle densité, dont les mots en seraient les points de fuites, aux perspectives infinies, toujours très ouvertes, d'une œuvre architecturale qui traverse le temps et continue à nous bouleverser.

La famille est grande autour d'Alain Bashung. Tout d’abord son ami et parolier Jean Fauque; avec lequel, jour après jour, ils écrivent à quatre mains les chansons de l’album. Puis, quelques membres de celle-ci, s’agglutinent davantage, pour distiller peu à peu le suc, l’essence, les sens même, des musiques qui se tissent autour de la voix de l’artiste. Quant à lui, il veille, somnole, dort, n’est jamais distant, habitant de sa présence tout les ateliers menés en pré-production puis ensuite en résidence à Miraval et enfin à la réalisation à Londres. Ian Caple aux manettes, les Valentins (Édith Fambuena & Jean-Louis Piérot), entres autres, les « fantassins » travailleront jusqu’à la fin à la création de ce qui est un acte de résistance.

Créer c’est résister affirmait Deleuze. Et, toute la famille, Bashung compris, résiste ensemble pour ne pas sombrer. Tous confrontés à des bouleversements intimes, la création de l’album devient l’ultime catharsis et le moyen de conjurer le sort.
Pierre Lemarchand, dont les mots sont des « pensements » se garde bien d’anecdotes trop intimes, mais veille à relater « les détails, les petites choses qui font la vérité » de cette histoire singulière. Tous sentent qu’ils participent à un grand album de l’artiste. On sait aujourd’hui que l’album à touché un large public, bien au-delà des espérances de l’artiste. Jean Fauque hier soir, lâchera spontanément que Bashung était fier d’avoir fait un « putain d’album » comme pour mieux confirmer que l’histoire était en marche et que les chansons ont bouleversées définitivement le paysage rock en France. Soit Trois Victoires de la Musique en 1999 pour Meilleur artiste de l'année, album de l'année et clip de l'année pour La Nuit, je mens.

« Tu ferais mieux d’nous pondre un truc qui marche »

Devant notre Perrier, respectivement à la menthe pour Pierre et avec un simple quartier de citron pour moi, nous sommes émus à raconter les raisons pour lesquelles Bashung et ses Fantaisies Militaires nous accompagnent encore, non seulement à chaque écoute, mais aussi, lorsqu’on ne l’écoute pas. Car c’est aussi dans le silence, que les mots de Jean Fauque, les guitares faussement tranquilles d’Edith ou les tambouilles de Jean Lamoot (c’est le seul à connaître ProTools et ses nombreuses possibilités numériques), laissent des traces indélébiles qui attachent nos petites mesquineries, ou nos petites joies du quotidien au « sous-textes » des pièces qui s’égrainent dans un ordre parfait et sèment leurs mélancolies.

Dans la deuxième partie, celle un peu plus technique, l’auteur va continuer son œuvre, sans démériter, en convoquant des images proche de la musicologie pour permettre à notre imaginaire de « voir » les chansons. L’écorce de la musique est peu à peu ôtée, pour laisser couler la sève des mots et de leur possible sens, mais sans jamais fermer l’interprétation. Et c'est plutôt l’essence des mots qui est ici convoquée, pour mieux continuer à faire des associations. Donner des clés mais, sans jamais ouvrir complètement le verrou. Et « par la porte entre baillée » percevoir l’étendue d’une vision, libre, jusqu’à l’infini, de textes qui sonnent et résonnent, à l’ombre des jeux de mots, une sorte d’hyper-texte avant la lettre, bien avant que l’internet en use et en abuse.

Épilogue Angora : « Sois la soie, sois encore à moi »

Avant de rejoindre « la famille » qu’Edith Fambuena à réussi à réunir pour l’hommage, nous évoquons l’épilogue du livre qui continue à me bouleverser, comme le fait d’ailleurs l’épilogue de l’album : Angora. Epilogue qui veille sur nous, une sorte d’ombre bienveillante, las, trempée, mais comblée, s’en allant et laissant derrière elle, l’enveloppe qui jusqu’ici la retenait et qui reste à présent « décharnée ». Je veux éviter de révéler ici cet épilogue, parce que de sa blême beauté, il confirme que Pierre Lemarchand ne s’est pas livré à un exercice de style ou à un texte de plus sur un album déjà à l’origine de beaucoup de « littérature ». Il a humblement, hissé la langue, en délivrant/bel ouvrage un texte entier précieux et sincère. Un beau texte, dans le sens noble du terme, un baume, qui « p(e)anse » les « play-blessures » des manques, des ruptures, des bouleversements et des points de bascule qui vous changent à jamais.

« Aucun Navire n’y va, sinon toi »

Alors nous convergeons à notre tour, tout les deux vers le point de rendez-vous et déjà, quand la double porte s’ouvre de la librairie avenue Daumesnil, Jean Fauque est là et nous sourit, on sait qu’il nous dira de bons mots… Et Pierre peut-être rassuré, les siens sont dans mes bottes, « où subsistent encore leurs échos… »

Richard Maniere le 16/03/18

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Merci à Pierre Lemarchand pour sa patience et son infinie douceur qui n’a d’égale que sa sincérité. Puis dans le désordre, la partie de la famille qui était présente hier soir : Edith Fambuena, Jean-Louis Periot, Jean Fauque, Richard Mortier, Anne Lamy, Jean Lamoot.
Puis David qui a brillamment menée la soirée chez Atout Livre.

Fantaisie Militaire de Pierre Lemarchand, éditions Densité