L'AUTRE QUOTIDIEN

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Harry Parker : anatomie d'un soldat en Afghanistan et ailleurs

L’absence de parti pris des choses pour dire la guerre, la destruction et la survie. Un tour de force époustouflant et paradoxalement d’autant plus poignant.

Mon numéro de série est le 6545-01-522. J’ai été déballé d’un étui en plastique, puis ouvert, contrôlé et réassemblé. Un marqueur noir a écrit sur moi : BA5799 O POS et j’ai été mis dans la poche de la cuisse gauche du pantalon de treillis de BA5799. C’est là que je restais : cette poche était rarement ouverte.
J’ai passé huit semaines, deux jours et quatre heures dans cette poche. On n’avait pas encore besoin de moi. Je glissais contre la cuisse de BA5799, de-ci de-là, de-ci de-là, en général lentement mais parfois vite, en bondissant dans tous les sens. Et il y avait du bruit : des détonations et des craquements, des gémissements aigus, des cris d’excitation et de colère.
Un jour, j’ai été immergé dans de l’eau stagnante pendant une heure.
Je me suis déplacé dans des véhicules à chenilles et à roues, à ailes et à rotors. J’ai été trempé dans de l’eau savonneuse, puis mis à sécher sur une corde à linge et je n’ai rien fait pendant une journée. (Chapitre 1)

Pour dire la rencontre brutale, et ses conséquences, entre un capitaine britannique servant de nos jours en Afghanistan (qui ne sera pourtant jamais nommé ici) et une mine de fortune, l’ex-militaire Harry Parker s’est largement inspiré de sa propre expérience, largement atroce, mais a choisi un biais bien particulier, qui aurait pu être simple artifice, mais qui devient sous sa plume extraordinaire stratagème littéraire : l’ensemble du récit est confié à quarante-cinq objets (enfin, presque : l’un des narrateurs n’est pas un objet, et ce n’est sans doute pas anodin qu’il soit l’un de ceux au rôle ici le plus déterminant) en autant de chapitres allant de la préparation initiale du déploiement au loin à la réconciliation avec soi-même et avec le monde, à l’issue d’une intense médicalisation puis d’une robuste rééducation physique et psychologique, en jouant avec une habileté consommée d’une chronologie disjointe pour obtenir de savoureux ou poignants effets d’échos, de flash-backs ou de flash-forwards.

Cet après-midi là, les hommes se sont étendus à l’ombre et ont fait signe de la main à tout un groupe de nomades et à leurs chameaux. Ils ont pris une taxe de quinze dollars à un chauffeur de camion et bavardé avec un groupe d’hommes qui s’en revenaient des champs et rentraient chez eux. Pour finir, tandis que le crépuscule aiguisait l’horizon, deux d’entre eux sont partis sur la moto. Les autres ont transporté la perche et les barils d’essence à l’intérieur de l’enclos, ils ont dit qu’ils se retrouveraient après les prières et se sont dispersés.
Le dernier m’a soulevé et calé sur son épaule. Il a suivi un chemin proche d’un ruban d’eau argenté, jusqu’à ce que nous parvenions à une zone sombre faite de broussailles dans un labyrinthe de murs en ruine. Il a ouvert une porte en bois, il m’a posé par terre et il a refermé la porte derrière lui.
Je suis un sac d’engrais. Je contiens du NH4NO3 et j’ai attendu dans cette pièce sombre qu’on m’ouvre et qu’on m’utilise. (Chapitre 2)

Objets issus du matériel médical à divers titres ou niveaux, dont la précision toute chirurgicale de la narration rappellera peut-être bien à la lectrice ou au lecteur les effets de contexte et de contraste froideur-chaleur du « Réparer les vivants » de Maylis de Kerangal (garrot (1), sonde d’intubation (5), bouton d’appel d’urgence (11), scie oscillante (13), poche de sang pour transfusion (16), sonde urinaire (19), fauteuil roulant (27), prothèse de jambe (32), prothèse améliorée (40), prothèse de course (45)), objets d’équipement militaire « ordinaire » dont la vision parcellaire et magnifiquement fidèle confère aux divers drames qui se jouent sur le terrain leur tonalité spécifique (chaussures de combat (3), sac à dos (6), jumelles de vision nocturne (10), pointeur (12), radio tactique (15), béret (18), lit de camp pliant (21), photographie aérienne prise par satellite (23), médaille du service opérationnel (37), gilet pare-balles (39),  casque de combat (41), double plaque d’identification (43)), objets de mort et de destruction, qu’ils soient industriels ou bricolés, simples ou sophistiqués, ainsi que leurs composants, leurs dérivés directs, voire leurs complications, au rôle bien entendu central ici (engin explosif improvisé (4), champignon infectieux (9), copie chinoise de kalachnikov (26), balle de fusil d’assaut L 85 (29), drone (33), onde de choc (42)), ou enfin objets du quotidien aux conditions d’utilisation plus ou moins inattendues ou dévoyées, mais jouant à la perfection leur rôle poignant de confrontation de l’ordinaire – voire de l’infra-ordinaire – et du hors normes que constitue bien l’action de guerre, sous ses différentes formes (sac d’engrais (2), sac à main (7), paire de sneakers (8), pile électrique (14), montre digitale fabriquée en Thaïlande (17), rasoir (20), feuille de papier photo pour imprimante (22), tapis traditionnel (24), feuille de papier à lettres (25), miroir (28), lit d’enfance (30), bicyclette (31), boule de neige (34), brouette (35), billet de 20 dollars (36),  verre à bière (38), drapeau (44)) : les quarante-cinq narratrices et narrateurs de ce fort singulier roman de 2016 (traduit la même année chez Christian Bourgois par Christine Laferrière) jouent leur partition à la perfection pour composer toutes et tous ensemble cette époustouflante revitalisation du roman de guerre contemporaine.

Sur le blog « Geographical Imaginations »

J’ai existé une fraction de seconde. J’ai été créée par une réaction explosive née d’un engin qui a fonctionné dans le but de me provoquer. J’ai traversé la pierre, traversé la boue, traversé la poussière, traversé l’air, traversé la semelle d’une chaussure.
Traversé un homme.
Je les ai tous traversés d’un coup, je les ai fait plier en deux sous le choc et la pression, et je les ai entraînés dans les airs avec moi.
Je suis aussi du bruit. Essayez bang, essayez boum, essayez un son terne lourd-sourd, essayez clac-vlan, essayez le ding perçant toujours à pénétrer tympan perforé.
Je l’ai écrasé contre la pesanteur.
Il ne pouvait pas rester entier et j’ai désagrégé son pied en passant violemment à travers et en le faisant éclater : pied et chaussure se sont fragmentés dans mon sillage. Je les ai forcés à s’élever avec la terre que je soulevais. À s’élever dans mon expansion supersonique, en déchirant directement sa peau. (Chapitre 42)

Sans aucun parti pris, dans toute leur objectivité immédiate, ces choses convoquées s’unissent pour dire le drame personnel d’un être humain et le drame collectif de tant d’autres, mixant avec une belle honnêteté aussi bien les ambiguïtés du terrain de la guerre afghane que l’on peut approcher par ailleurs, de diverses manières toutes efficaces, à travers Nicolas Mingasson et sa « Guerre inconnue des soldats français »Anne Nivat et ses « Brouillards de la guerre » ou DOA et ses « Pukhtu Primo » et « Pukhtu Secundo », que les difficultés du retour, du traumatisme et de la quête rétrospective de sens, comme le rappellent aussi si passionnément Phil Klay et sa « Fin de mission » (même évoquant plutôt l’Irak) ou Maël et Olivier Morel et leur « Revenants », ou encore que – élément rare et précieux – la quête intime d’un survivant à la fois ordinaire et extraordinaire.

Ce qu’en dit Christine Marcandier sur Diacritik est ici, ce qu’en dit Nathalie Lacube dans La Croix est ici, ce qu’en dit Ariane Singer dans Le Monde est ici, ce qu’en dit Yann Perreau dans Les Inrocks est ici, et ce qu’en dit Christine Ferniot dans Télérama est ici.

Harry Parker

Anatomie d’un soldat d'Harry Parker, éditions Christian Bourgois
Charybde2 le 2/03/18

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