L'AUTRE QUOTIDIEN

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Ugi Bienvenu - Paiement accepté

Avec un flottement spatiotemporel au tempo lynchien, Ugi Bienvenu brasse d'un même élan Claude Sautet, John Cassavetes et Resnais dans une BD d'une authentique gourmandise cinéphilique. 

En 2058, le cinéaste Charles Bernet prépare son prochain film. Auréolé de prix multiples, adulé par la critique, il peine toutefois à faire produire son nouveau projet, un film de science-fiction qui doit parachever son oeuvre. Relations conflictuelles avec son producteur, obsession pour les actrices, tensions dans son couple, tout se déroule finalement presque comme d’habitude pour cet artiste très cérébral. Jusqu’à l’accident, qui le clouera au lit pendant des mois et le contraindra à laisser son grand projet dans les mains de son premieir assistant.

Après Sukkwan Island, adapté du roman de David Van, Ugo Bienvenu revient avec une proposition aussi radicalement différente qu'elle est brillante. Là où Sukkwan Island optait pour un noir et blanc crayonné réaliste et dépouillé, en adéquation avec son  huis clos sur une île froide, il choisit ici de faire pêter des couleurs pop dans des cadrages cinématographiques, pour illuminer un trait toujours fin et réaliste. Dans la lignée d’un Paul Gillon qui emprunterait à Jodorowsky sa modernité de détails et d'expressions, en alternant amertume et loufoque, philosophique et absurde. Il délivre ainsi sa réflexion sur le cinéma, l’art de montrer et déformer le monde, tout en jouant avec la nécessité de se faire financer – et donc de vendre un peu de son âme. Jolies scènes de couple, arides ou torrides. Lumineuse planches entre Hockney et Hopper. Ugo Bienvenu navigue à vue dans des montagnes russes émotionnelles et esthétiques avec une aisance déconcertante, joue avec les visages familiers (Donald Trump, Depardieu, Michel Gondry, son éditeur Jean-Luc Fromental), s’amuse avec les genres. La deuxième moitié du livre, qui opte pour le mélodramatique, quand son héros de réalisateur est coincé dans un centre de rééducation et découvre les joies et les subtilités du Scrabble, surprend. Fini l’ambiance SF faussement aseptisé, bienvenue dans la confrontation intime plus classique. Un peu plus plate au premier abord, elle finit par séduire, toujours par ce décalage étonnant et assumé qu’entretient Ugo Bienvenu tout au long du livre.

Si tout n’est pas parfait encore dans Paiement accepté, on peut parier qu’il s’agit là d’un jalon décisif dans la carrière d’Ugo Bienvenu, qui écrit aussi pour le cinéma (comme c'est étrange!). Avec une ambiance graphique bluffante, une vision singulière et une ambition forte, on retrouve là toutes qualités essentielles à un grand auteur.

Serge Clair le 16/02/18
Paiement accepté Ugo Bienvenu, Denoël Graphic