L'AUTRE QUOTIDIEN

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Discernement, promenade frontalière pour n'en pas manquer

Un rusé dispositif d’exploration des frontières et des seuils, déguisé en promenade vespérale anodine et pleine de doutes.

Que s’était-il passé ? L’heure était étrange : lorsque la nuit n’est pas jour et que le jour n’est pas nuit. Une lumière diffuse régnait, on n’aurait pas su dire si électrique ou naturelle, comme répandue par une main bienveillant et distraite. Au coin de la rue, juste après le sempiternel bar de l’oncle Alexandre, Frédéric s’arrêta d’un coup, comme si une idée – ou moins que ça, le battement d’aile d’un de ces doutes aussitôt oublié – l’avait pris d’assaut. Un assaut noyant les territoires équivoques de l’esprit. Il oublia à l’instant la raison de son arrêt, mais ne bougea pas pour autant. Pendant quelques minutes, il resta immobile, droit, un peu tendu. Sur l’avenue, une voiture passa. Ensuite une autre, suivie d’un bus furieux. Frédéric sortit finalement de sa transe et reprit comme si de rien n’était sa promenade. D’abord, il dut attendre avant de pouvoir traverser. Une petite vieille s’arrêta à côté de lui. Elle se mit à le regarder comme si elle pensait lui demander quelque chose. Elle avait un regard à la fois vitreux et moqueur. Frédéric pensa à la mort et à son lit car il avait sommeil. Un type avec un chien s’arrêta également à côté de lui. Mais il ne le regarda pas. Il regardait plutôt les voitures passer rapidement, il en suivait même certaines en bougeant la tête. Les voitures, finalement, s’arrêtèrent et ils purent traverser. De l’autre côté, il n’y avait rien. La même rue qui continuait. Frédéric s’y fourra jusqu’au coin de rue suivant, où il tourna à droite. Une rue plus tranquille, arborée, où peu de voitures circulaient. Il vit sur l’autre trottoir qu’un type avec un chien (un autre type) avançait dans la direction contraire à la sienne. Il ne déduisit rien de cette observation. Des gens qui promenaient des chiens, dans cette ville et dans d’autres, il y en avait beaucoup. Mais lorsqu’ils se trouvèrent – la chaussée les séparant – au même niveau, chacun sur son trottoir, le chien du type au chien tourna la tête et le regarda. Frédéric vit dans ce regard quelque chose qu’il était incapable de lire. Peut-être n’en avait-il pas envie. Qu’importe, le chien et le type avaient déjà disparu. Entretemps, Frédéric était arrivé à un coin de rue, un des innombrables coins de rue de sa vie, et voyant qu’il y avait un bar, il s’y engouffra. C’était un bar laid et impersonnel, de ceux qui font partie de chaînes qui prétendent nous faire croire aux vertus de la répétition du même, comme si nous ne foulions pas les rues à la recherche de la différence.

Peu à peu, ces dernières années, les curieuses éditions Louise Bottu sont en train de s’imposer comme une référence dans la mise en oeuvre de dispositifs rusés d’exploration de certains des plus absurdes (et des plus poétiques) aspects de nos existences. On se souvient certainement du redoutable « Vie des hauts plateaux » (2014) de Philippe Annocque, et plus récemment, du « Clonck et ses dysfonctionnements » (2018) de Pierre Barrault. La récente publication du « Discernement » de Guillaume Contré, que l’on connaissait jusqu’ici surtout en tant que blogueur affûté (L’escalier des aveugles), chroniqueur exemplaire au Matricule des Anges et traducteur aimant à empoigner les textes les plus étonnants (que l’on songe par exemple à l’envoûtant « Merci » de Pablo Katchadjian), ne fait que renforcer ce sentiment d’un corpus mystérieux, apte à se pencher sur des situations jamais aussi anodines qu’elles ne se donnent d’abord à lire.

Comme menant insidieusement une fort subversive critique de la faculté de juger, l’auteur confronte son héros Frédéric à des rencontres fortuites et des situations banales qui pourraient bien être toutes parties prenantes de divers protocoles expérimentaux. Les expressions récurrentes, et leurs variations introduisant le doute (hésitations entre les langues pratiquées par certains protagonistes, ambiguïtés sur l’interprétation de leur humeur par leur expression faciale, pour ne citer que deux des plus spectaculaires mises en oeuvre tout au long de ces 100 pages), composent autant de stations de jalonnement sur un chemin de croix mystérieux, où l’on devine que le coq-à-l’âne apparent porte un espoir possible de résolution.

Il vit quelqu’un entrer dans le magasin, du côté des femmes. C’était une petite vieille, mais il ne put  voir son regard. Alors, il ne pensa pas à la mort. Mais il bâilla. Il avait sommeil. Il ne put continuer d’imaginer la scène du vieux et de la vieille agissant en parallèle dans le magasin, qu’il se figurait grand, à cause des deux vitrines et des deux portes. Il ne le put, car l’irruption d’une petite vieille réelle l’avait mis hors de ses gonds. Il se sentit énervé, il ne savait dire pourquoi, mais c’était comme ça qu’il se sentait. Alors, une voiture s’arrêta dans son dos, quelqu’un baissa la vitre et lui cria quelque chose qu’il ne put entendre car il lui sembla l’avoir trop bien entendu, ce qui l’empêcha de penser au sens de ce qu’il venait d’entendre. Cela ne lui importa pas. Il décida de poursuivre sa promenade. Il vit s’approcher un type avec un chien qui avançait très lentement vers lui. Si lentement que Frédéric en eut le tournis. Il se dit que la vitesse était aussi une question d’espace. Que si nous allons rapidement dans les rues de la vie, nous occupons moins d’espace et qu’au contraire les personnes lentes comme le type avec son chien étaient de véritables obstacles qui empêchaient le flux des choses. Il ne voulut pas se demander s’il faisait partie des rapides ou des lents. Il lui sembla qu’il se trouvait dans un moyen terme et cela le déprima. Car cela voulait dire qu’il ne bougeait pas du tout. Qu’il ne faisait pas partie du flux des choses.

C’est que ce « Discernement » perpétuellement remis en cause ici, objet d’une quête existentielle sous son air de promenade vespérale presque innocente, est aussi par bien des aspects une simulation cognitive : lorsque les rencontres, impromptues ou programmées, deviennent l’occasion de tenter de décider entre indécidables (« Le serveur ne devait pas penser à ça, car il le fixait avec un regard qui était plus intense qu’effacé et plus colérique que vitreux »), mêlant techniques statistiques des tests de personnalité au travail et analyses largement incantatoires de sociétés en (plus ou moins) douce déliquescence, Guillaume Contré échafaude sous nos yeux un jeu de boucles musicales rendant compte de leur mieux de l’oppression d’une mécanique et de ses tentatives d’échappatoire, résonnant aussi bien avec les volutes du « Poéticide » d’Hans Limon qu’avec les reboots somptueux et inquiétants du « La ville fond » de Quentin Leclerc.

Ce n’était pas agréable – de fait, Frédéric fut tenté par l’idée de fermer les yeux ; idée qu’il préféra curieusement laisser de côté – mais au-delà du dérangement, qui après tout pouvait n’être que passager, ce qui importait ici, c’était de savoir d’où sortait cette lumière. Crépitait-elle à l’intérieur, dans le bar, ou dehors, dans la rue ? Cela, on ne pouvait pas le savoir, car cette lumière semblait omniprésente. Frédéric pensa que toute lumière, après tout, était omniprésente, puis il pensa le contraire, car il se dit que la lumière d’un réverbère, par exemple, n’était en rien omniprésente. On pouvait la considérer atténuée ou vague, mais on ne pouvait pas la penser omniprésente, car elle sortait d’un endroit précis. Alors, il pensa qu’il y avait deux sortes de lumières, la lumière naturelle et la lumière artificielle. La naturelle était comme une cape diurne ; l’artificielle, un pointillisme dispersé aux quatre coins du monde. Ensuite, il pensa que la question était de savoir dans lequel de ces mondes on se mouvait, dans le monde artificiel ou dans le monde naturel.

Et c’est bien ainsi que Guillaume Contré nous offre un rusé dispositif d’exploration des frontières et des seuils, sous couvert de promenade vespérale, de rencontres anodines, et de doute aussi permanente que systématique. Ce qu’en dit Adrien Meignan dans Addict-Culture est ici.

Discernement de Guillaume Contré, éditions Louise Bottu
Charybde2 le 4/12/2018
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