L'AUTRE QUOTIDIEN

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Alain Keler, reporter-photo de l'intime à la guerre

Alain Keler déroule ici 40 ans de sa vie, de ses missions au Guatemala, jusqu’à la banlieue parisienne ; shootant à sa propre distance aussi bien ses proches que l’histoire en train de se faire.

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Alain Keler a participé à l’Histoire de ces quarante dernières années par sa photographie sobre, intuitive, intelligente, directe. En dehors de tout effet, de toute séduction, de toute tentation esthétisante.

Voir au delà des apparences, se saisir d’un fait, montrer l’insoutenable et le tragique, faire un portrait juste de ce qui se passe dans la seconde, ce qui apparaît, puis disparaît la seconde suivante. Tout cela ne peut avoir lieu sans mettre en relation son regard si sobre qu’il traverse les apparences, les dépouille de la servilité de l’ombre, à cette voix intérieure qui pense. En quelques points, la voix qui parle au centre d’elle-même dans cette interview, rejoint cet œil, profondément humain et le relie à la fonction qu’occupe le photographe de presse en mission, dans la mesure où ce regard est, avant tout, porté par ses propres valeurs.

Ma mère fait semblant de nager pour la photo – Cannes, 1962

Dans ce livre, la distance entre le photographe et son sujet est telle que tout est clair, tout s’enregistre sur le film ; que s’inscrit l’instant sans défection au point de sa lecture. Le sourire d’Alain Keler est aussi porté par cette voix chaude et vibrante qui raconte, inépuisable, les situations et ce devoir de témoigner, de revenir, de diffuser et de relier. Dans ces obligations, toute une liberté aussi sincère qu’active et militante s’exprime pleinement.

Je crois qu’il y aurait beaucoup à dire de cette personnalité séduisante, passionnante, toujours dans le don de soi, toujours juste, chaplinesque à souhait, riante et profonde. car, en maints points, au retour des théâtres de guerre, des scènes où la mort est constante et le malheur permanent, on se dit qu’au delà d’un formidable courage, il faut faire preuve d’un caractère trempé, d’une humeur, bonne et constante, si forte qu’elle équilibre les forces dissolvantes du drame permanent qui, contaminant, continue d’agir malgré soi par une sorte d’ombre portée, masquant, dans une altération profonde, les valeurs sur lesquelles reposent nos fondements.

Alain Keler-Arrestation d’un guérillero, Chajul, Guatemala, 3 Mars 1982

Ce livre est une bible libre, un hymne à la paix, la tolérance, l’amour et la compréhension, l’intelligence, le vivre ensemble et le respect de la Vie, en creux de l’Histoire, comme les valeurs fondamentales de la civilisation, dont les horreurs des théâtres d’opérations sont encore la déraison et la nuit noire, nausées de notre temps.

Ce livre est une œuvre majeure et Alain Keler un type formidable, comme il en existe peu. Un attachement tout particulier émerge de l’honnêteté fondamentale du photographe qui se raconte dans une liberté de ton humble, émouvante, droite et qui font de ces paroles accordées, un témoignage éthique des valeurs vécues depuis ses premières photographies, un legs en quelque sorte aux générations montantes, la preuve que l’on peut rester digne au milieu de la folie des hommes.

Alors, quand Alain Keler photographie, il se passe quelque chose de précieux et de lumineux, un voile se déchire, il témoigne de cette part d’humanité insécable de l’Homme, raconte le hors champ, ce qui l’anime, ce qui le rend à sa fonction essentielle de témoin. Inaltérable.

Route départementale, Nièvre

Première monographie consacrée à ce grand photo-journaliste, Journal d’un photographe nous fait traverser les secousses du monde, du Nicaragua au conflit israélo-palestinien, de la Tchétchénie à la Pologne, de la Chine à la Slovaquie. Ses photos emblématiques de l’histoire récente s’accompagnent de son travail personnel, sensible et intimiste, regard émouvant sur son histoire familiale. Cet ouvrage, riche d’un corpus de plus de 200 photographies, comprendra des textes issus du blog éponyme du photographe.

Campagne électorale, Chiquimula, Guatemala, 28 Février 1982

« Jeune, j’allais au bout des pistes de l’aéroport d’Orly regarder les avions atterrir. Ils me faisaient rêver de toutes ces terres lointaines qui remplissaient mes livres de géographie et qui me paraissaient inatteignables. Mon premier vol m’amena en Scandinavie, début d’aventures à venir. Mais ce fut le vendredi 30 août 1968, à 23h53 à la gare de Lyon, qui restera comme le jour de la vraie rupture. C’est dans un train à destination d’Istanbul que je quittais la France, bien décidé à ne jamais revenir. Après avoir photographié pendant de très nombreuses années le tumulte du monde, j’éprouvais un besoin d’un retour sur l’intime, en me rapprochant de mes parents vieillissants. C’est à ce moment que ma mère perdit la mémoire.

Mémoire, disparition, identité sont les thèmes qui tissent ce travail photographique sur les traces de mes origines. L’image est un moyen de maintenir la vie en fixant pour toujours des évènements, petits ou grands, proches ou lointains dont nous sommes témoins et parfois acteurs. Que reste-t-il de notre mémoire, si ce n’est une photographie ? »

Enfant albanais de Prekaz, Kosovo, mars 1998

Alain Keler a remporté le Grand prix Paris Match du photo-journalisme en 1986, le World Press la même année et, enfin, le prix W. Eugene Smith en 1997. Plus sur son travail ici et .

Pascal Therme le 14/11/2018
Le Journal d’un photographe, monographie d’Alain Keler
Editions de Juillet
(21,5 x 29 cm), 352 pages intérieures en bichromie et quadrichromie
Couverture toilée ISBN : 978-2-36510-063-2 45€