Le futur en idiotie bienveillante des Capsules temporelles de Benjamin Planchon
35 capsules temporelles exhumées d’un avenir assez proche ou très lointain, pour chanter le corps décérébré renvoyé à ses contradictions de masse.
Une certaine confusion règne encore,
mais encore un peu de temps et tout s’éclaircira ;
nous verrons enfin apparaître le miracle
d’une société animale, une parfaite
et définitive fourmilière.
(Paul Valéry, Variété, 1924)
C’est par cet exergue ironique ou menaçant que s’ouvre le recueil de (très courtes) nouvelles que publiait Benjamin Planchon chez Antidata en ce mois d’octobre 2018. Les recueils individuels ou collectifs paraissant depuis plusieurs années chez le spécialiste redoutable de la forme courte qu’est cet éditeur associatif sont en général fort rusés et largement spéculatifs, mais se sont rarement aventurés, jusqu’à fort récemment (on songera à l’excellente nouvelle de Bruno Poscheci, « La hutte continue », dans le « Petit ailleurs » de 2017), dans la science-fiction ou l’anticipation proprement dites : il nous faut donc doublement saluer l’heureuse exception que constitue ainsi pour l’instant ce « Capsules ». Trente-cinq nouvelles donc, comme autant de capsules temporelles soigneusement enterrées, destinées à un lointain avenir (en dehors des traitements classiques au sein du champ science-fictif, on se souviendra sans doute de l’usage détonant de ce principe que proposait John d’Agata dans son « Yucca Mountain ») – même si ce lointain avenir apparaît finalement « à rebours », ramené à notre présent, de même que les 35 capsules, étagées entre les années 2022 et 8762, se présentent dans un savant désordre apparent qui trouvera pourtant son explication filigranée et savoureuse le moment venu.
La mode en effet est à la reconstitution : commerçants, stylistes, peintres, architectes, constructeurs d’autos et de toutes sortes de choses livrent au public un souvenir habitable, un passé recomposé avec une minutie maniaque. Les façades des immeubles, les chansons populaires, les collections des magasins de mode, tout est adapté à la tendance du jour. Le monde est une reproduction. Et chaque année, parfois chaque mois, un style chasse le précédent – la ville est démontée, défaite comme un décor, puis reconstruite autrement, transformée en copie d’un passé différent, celui de la Belle Époque, de la Restauration, ou du règne des « hippies ». Les gens n’apprécient rien tant que les beautés rassurantes des paradis perdus, c’est même là qu’ils veulent vivre. (Capsule n°2, 14 septembre 2072 : « Vintage »)
Catastrophes plus ou moins rampantes selon les époques, mais largement inexorables quoi qu’il en soit, enrichissements toujours plus court-termistes de toujours moins de privilégiés, surf entre les modes et les engouements, développement orchestré de la stupidité, achat de tout ce qui est à vendre, et même de ce qui ne l’est pas, technologies domestiquées et détournées en machines à cash-flow ou à futilité rémunératrice, recyclage permanent des icônes et transformation de la vie en parc d’attractions soigneusement payant, les tropes de la science-fiction apocalyptique fourmillent, avec une maîtrise au pas de charge qui rappelle par exemple le beau travail de Laurent Queyssi dans son « Comme un automate dément reprogrammé à la mi-temps », et une gouaille lancinante qui pourrait évoquer la folie communicative de l’Éric Arlix de « Terreur, Saison 1 ».
Quelqu’un glissa un stylo dans les mains de Paul VII, 268e évêque de Rome, qui signa l’acte de cession. L’Eglise catholique romaine était désormais la propriété souveraine de Mundo©. Steven Braft, un commercial de vingt-neuf ans récemment nommé Senior Business Pilote par Mark serait élu Pape le soir même par un concile de golden boys hilares, dans une boîte de nuit d’Harlem. Son habit pontifical serait conçu par Dolce & Gabbana, sa Papamobile par Porsche. Il installerait le Vatican dans la Silicon Valley.
Mark ne prit pas la peine de raccompagner ses visiteurs. Il referma le dossier et passa au suivant : le rachat de Madagascar par le consortium Hello Kitty / Dassault. « Piece of cake », se dit-il. Le monde était alors un puzzle à vendre au détail et Mark fixait les prix. Un vent nouveau soufflait sur l’époque : la liberté était sans borne, sublime et tarifée. Il se rappela le mantra de son père : « Chaque loi qui disparaît ouvre un nouveau marché ». Le commerce est un art de la mise à mort, une impitoyable et délicieuse corrida. Les vainqueurs raflent tout. (Capsule n°4, 11 octobre 2045 : « Le Business comme art martial »)
Il faut beaucoup d’adresse et de brio pour jongler ainsi avec des dizaines de motifs connus (en tout cas par les praticiennes et praticiens de la science-fiction d’anticipation), et en dégager à la fois un effet d’inexorabilité par accumulation, un effet de farce tragique et alerte, et une ferveur assourdissante face à l’ampleur des menaces et des aveuglements. Certaines capsules peuvent faire sourire, d’autres franchement rire, d’autres encore intriguer (car leur lien aux autres se dérobe en toute première approche) : la vue d’ensemble en est paisiblement glaçante, parvenant à une sorte de détachement résigné et néanmoins joueur, presque jusqu’au bout.
Et puis peu à peu, j’ai commencé à comprendre le projet du Prince Charmant. Sa tyrannie par le divertissement n’était pas si absurde, après tout, et m’apparaissait même de plus en plus séduisante : il nous proposait un monde cohérent, paternel, joyeux, il voulait nous protéger de la réalité. Quoi de mal à ça ? Mes réticences cédèrent vite le pas à une adhésion mesurée, puis sans faille : pour trouver le bonheur, il suffisait de s’abandonner aux délices de la dictature du fun et de jouer sans entrave. Tout était un spectacle. La soumission, un peu comme le sommeil, libère, allège, résout. Soulagé, sans remord, je lâchai prise et m’oubliai dans la fête perpétuelle du pays de l’enfance.
Depuis, toute trace de moi a disparu – je suis devenu Winnie l’Ourson et tout est bien plus simple. (Capsule n°5, 2 septembre 2022 : « Y a-t-il des gift shops au Goulag ? »)
Hugues Robert
Capsules de Benjamin Planchon, éditions Antidata