L'AUTRE QUOTIDIEN

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Qui a tué Jupiter ?

À rebours et à cent à l’heure, le thriller frénétique d’un crime politique au retentissement planétaire, tissé dans les gazouillis des réseaux sociaux et dans les ombres des pouvoirs réels.

Le cortège s’immobilisa après la rue Saint-Jacques et ce fut le silence. Le silence dans la foule, dans les salles de presse, sur les canapés, le silence à table et dans les bistrots. Les portes arrière du VBCI s’ouvrirent. Quatre soldats de la 7e BB en sortirent. Deux firent glisser la dépouille jusqu’à leurs frères d’armes et quatre nouveaux soldats quittèrent le véhicule. Disposés de part et d’autre du cercueil, ils opérèrent un quart de tour gauche, avancèrent de trois mètres, puis un quart de tour droite sur le tapis rouge. Ils marchèrent au pas sur quinze mètres, dépassèrent le DS7. Ils se placèrent devant le SUV. Mathilde, un soldat du 5e régiment de Dragons, képi et foulard vert, ouvrit la porte arrière gauche. Brigitte Macron s’en extrayait à peine que le drone était déjà sur le soldat Mathilde qui ouvrait la portière du président Larcher. Le soldat Mathilde avait une cicatrice sous l’œil droit récoltée lors d’une attaque d’AQMI près de Gao.

Les escarpins en velours de chevreau de Brigitte Macron foulèrent la moquette carmin. Derrière le cercueil, le président Larcher était rapporté à la pièce, trop petit pour Brigitte Macron, trop gros dans son costume, tout comprimé dans son manteau droit et bleu fermé jusqu’au col. La veuve portait un tailleur noir, des collants noirs, des chaussures noires, elle avait le pas sûr. Anne-Claire Coudray fit remarquer sur TF1 que le lunetier parisien François Pinton, qui avait créé en son temps les mythiques lunettes de Jackie Kennedy, avait spécialement conçu la paire de Brigitte Macron et ce subtil verre fumé à travers lequel on percevait la tristesse de son regard.

2 décembre 2018. Ils sont venus, ils sont tous là, cheffes et chefs d’État ou simples citoyens, en personne ou à travers leurs centaines de milliers d’inputs sur les réseaux sociaux, pour rendre un dernier hommage à Emmanuel Macron, lâchement assassiné quelques jours plus tôt. En dix-sept chapitres proposés intégralement à rebours, François Médéline nous offre, à toute allure et au rythme des crépitements virtuels de données bien réelles, l’enquête qui remonte les tenants et les aboutissements de ce crime spectaculaire et de son retentissement planétaire. Publié à la Manufacture de Livres en août 2018, « Tuer Jupiter » a su trouver le registre d’écriture d’un noir thriller contemporain, mêlant les voix surgies du passé et les gazouillis des réseaux sociaux, l’humour involontaire des médias d’information continue et le cynisme retors de ceux qui savent et qui peuvent, de même qu’en 2012, « La politique du tumulte » (dont quelques rescapés, blanchis sous le harnais mais toujours aussi redoutables, feront leur apparition le moment venu) avait su traduire à la perfection les haines cuites et recuites comme les savoirs-faire policiers et barbouzards ancestraux qui pouvaient sourdre de la course à l’Élysée de 1995.

Le lieutenant Patrick Yates inscrivit FREEDOM sur le métal gris-vert du Tomahawk. Il dessina trois coeurs sur le Block IV. À la craie blanche : ♥︎♥︎♥︎. Il se marra à l’intérieur. L’oncle Donald avait enfin pris la décision d’éradiquer les bougnoules maléfiques. Le lieutenant Patrick Yates se répéta les mots de la publicité Raytheon : « MODERNE, SÛR, PUISSANT ». Motherfuckers.

François Médéline n’est certes pas le seul ici à démontrer (en deux romans seulement dans son cas) une impressionnante maîtrise des toiles de fond politiques contemporaines sur lesquelles se construit le reflet diabolique qu’est le véritable roman noir : Dominique Manotti (« Nos fantastiques années fric » en 2001 ou « Lorraine connection » en 2006, par exemple), Jean-Hugues Oppel(« French tabloids », 2005) ou Xavier Boissel (« Avant l’aube », 2017) excellent à mêler finement personnages publics réels et créatures de l’ombre fictives, pour ne citer qu’eux. Il est rare toutefois de pouvoir avec autant de facilité apparente (derrière laquelle on soupçonnera toutefois un redoutable travail d’écriture) y insérer aussi bien le froid professionnalisme des meilleurs personnages de DOA(et même la distance et le doute qui séparent les engagements de ceux-ci entre le « Citoyens clandestins » de 2007 et les « Pukhtu Primo » et « Pukhtu Secundo »de 2015 et 2016) que le rire sardonique et néanmoins fort documenté du Larry Beinhart de « Reality Show » (1993).

Édouard Philippe était positionné à sa place habituelle, au milieu de l’immense table du Conseil des ministres. Il s’était assis ici par stratégie. Édouard Philippe calculait tout. Rien n’était gratis. Gérard Collomb lui faisait face, debout derrière la chaise du président, juste à côté de la sienne. Il s’était posé là par intuition. Gérard Collomb était un sanguin. Il vivait avec ses émotions.

Bien loin des romans policiers à clé qui furent à la mode il y a quelques années (de « Meurtre à l’Elysée » en 1987 à « Meurtre à Matignon » en 1994, par exemple), mais en en maîtrisant aussi tout les éléments de paysage et de langage, François Médéline travaille son matériau en profondeur, jusqu’à la phrase et jusqu’au mot, en fonction des situations extrêmement différentes et des registres très variés qu’il convoque chaque fois que nécessaire, pour donner à ces 220 pages une singulière épaisseur. Lorsque la violence incantatoire d’Emmanuel Adely (« La très bouleversante confession de l’homme qui a abattu le plus grand fils de pute que la Terre ait porté », 2014) et les foudres cathodiques d’Alex Jestaire (« Contes du Soleil Noir 1 : Crash », 2017) peuvent ainsi rencontrer les espaces feutrés des « Jeunes gens » (2018) de Mathieu Larnaudie, le résultat en est puissamment explosif. À l’heure du storytelling généralisé, du cynisme allié partout à la superficialité, des gazouillis sociaux sans impact réel et des gouttes d’eau journalistiques prêtes à l’évaporation instantanée, des calculs et des collusions, de l’art de la diversion érigé en vertu suprême et nécessaire, l’humour féroce, glacé, signifiant et plausible de François Médéline fait merveille et nous semble plus que jamais précieux.


Tuer Jupiter de François Medeline, éditions La Manufacture de Livres
Charybde2 le 15/10/18
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