L'AUTRE QUOTIDIEN

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Les Apparitions diurnes de Craig Taborn

Cette seconde suspendue qui n'en finit plus de se faire attendre, dans un décompte insupportable, comme si elle allait changer le sens de nos vies, est déjà bien loin. 6059 autres se sont écoulées depuis…  On devrait toutes les attendre, comme celles qui nous font basculer dans un nouveau cycle. Toutes les considérer comme une continuation, une possibilité d’atteindre l’horizon ou le bout de la rue. Toutes les suspendre et se délecter de les voir passer…

Craig Taborn à sorti ses Apparitions Diurnes, ces Daylight Ghosts, le 24 février 2017. Mais ces fantômes-là ne me sont apparus que dans la matinée du 1er janvier, comme venant me rappeler leur existence éthérée, volatile, mystérieuse et hypnotique dans un quartet d’une présence bien réelle. Craig Taborn, se joue du clavier, piano, synthés, il cisèle des détails au bords du temps pour affirmer et suspendre cet instant qui, dans un morceau, fera passer le titre dans un autre espace. Une sorte d’improvisation, tendue et mue en même temps par l’émotion et le plaisir de jouer un jazz qui, s'il manifeste son exigeance, le fait de manière touchante et sensible.

Toute la puissance en est retenue, à jouer du silence pour magnifier une seule note, comme dans Abandoned Reminder, où sous la pluie des cymbales, le piano n’existe que parce qu’il ne manifeste souvent que son absence. Un désir de son allié à un langage minimal pour un plaisir ultime, qui soulève l’âme littéralement : « tu viens de toucher le fond du grand bassin et cette petite touche du bout des pieds qui a duré une fraction seconde va te faire remonter à la surface, dans une profonde respiration salvatrice… »

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Ce troisième album ECM donne l’occasion à Taborn de confirmer sa place dans un jazz spectral et hypnotisant, accompagné de Chris Speed au Saxophone, Dave King à la batterie et de Chris Lightcap à la contrebasse; jazz dans lequel ses claviers ne sont jamais ornementaux ou démonstratif, mais équilibre savant et sincère. Un dialogue où le vocabulaire concis se donne en retranscription exacte de la pensée ; sans pour autant abandonner l’utilisation de surprenants néologismes musicaux qui surprennent sans gêner l’attention ou bien encore, comme déjà mentionné, à offrir des silences d’une grande/évidente/parfaite musicalité.

L’expérience du bien nommé The Great Silence justement, témoigne de ce que la musique n’existe pas sans lui. Si le titre ne fait pas 4’33’’, comme annoncé, mais bien 5’37’’, c'est qu'il déploie sur un tempo éternel des secondes suspendues qui finissent toutes par passer, provoquant un peu plus de plaisir jusqu’à une « non fin », sans fade out, mais avec cette étrange sensation que le morceau est apparu et a disparu sans pouvoir déterminer si sa présence était réelle, ou plutôt fantomatique…

Ancient qui le suit, apparait avec une intro minimale à la contrebasse, parfaitement mixée dans l’espace, où Chris Lightcap engage le reste du quartette dans une enveloppe contrastée de brûlante cire pianistique coulée par un Taborn, ensuite rejoint par Chris Speed qui vient souffler dessus pour cacheter la lettre dans une répétition aussi présente que nécessaire pour ne pas être découverte, mais préservée jusqu’à sa destination… la nôtre; à la fin de ces huit minutes épiques finissant par deux arpèges légèrement superposés. Enivrante spirale, climax d’un morceau qu’on voudrait ne pas voir/entendre se terminer et qui ne s'y résout pas, tant la musicalité de la répétition laisse son empreinte dans le silence qui lui fait suite.

Les fantômes de Craig Taborn me sont apparus en janvier en traversant à la vitesse de la lumière du jour presque une année, où rien ne recommence, rien ne finit, mais où tout continue: les manques de ceux qui nous ont laissés ; leurs souvenirs qui ne nous hantent pas, mais nous portent ; les secondes figées que l’on voit tomber malgré elles, malgré nous ; le temps et son (A)autre (Q)quotidien ; les habitudes à gommer, les résolutions que l’on doit remplacer par les révolutions, tout tient finalement à une lettre ; et puis nos pas dans la rue qui nous font avancer…Qu'à leur tour aussi, ces fantômes vous apparaissent et vous rendent heureux à la seconde. Ce que je vous souhaite pour continuer 2018 et après !

Richard Maniere le 5/01/18

Daylight Ghosts de Craig Taborn (ECM)