L'AUTRE QUOTIDIEN

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Emmanuel Ruben, sous les serpents du ciel

Des femmes, par milliers, prennent d'assaut un mur le jour des vingt ans de la mort non élucidée de Walid, un adolescent qui le survolait avec son cerf-volant. Les dalles de béton cèdent sous l'afflux et les coups de bélier maniés par des enfants. Le « très long serpent convulsif », la « ligne de feu », le « grand barrage de sécurité antiterroriste » qui traverse l'archipel des Îles du Levant tressaille et se fissure. La suspension du temps, dans l'attente de ce qui advenir, ouvre une béance où quatre voix déploient un récit choral qui relie passé et avenir, alors que le présent semble sur le point de basculer.

Chacun des quatre narrateurs livre ses souvenirs et sa version de la vie — et de la mort — de Walid : Daniel, le moine rentré en France qui l'a abrité dans son couvent ; Mike, l'officier de réserve du checkpoint de cette portion de frontière qui commande abrité derrière ses écrans ; Djibril, le cousin de Walid, leader des borders angels, les adolescents qui virevoltent sur les toits et les murs en bravant les drones ; et enfin Samuel, l'ancien observateur de l'ONU qui fournissait à Walid les cartes d'état-major avec lesquelles il fabriquait ses cerfs-volants.

Entrecoupé à intervalles réguliers par la magnifique litanie guerrière du chœur des femmes de l'archipel (la révolution sera féministe ou ne sera pas), leur récit est bientôt piraté par les dessins et la voix gouailleuse de Walid, le génie des cerfs-volants, l'adolescent dont on ne sait pas encore s'il fut un révolté ou une victime innocente. Walid, fantasmé dans le discours des autres et qui fait mentir chacun, qui seul connaît le secret de sa mort, qui se joue de l'auteur, qui baratine et aiguillonne. Walid le révolté, qui rêve de sa cousine Nida et de ses lèvres « au goût de noisette des graines de sésame » pour qui il a inventé le « langage des cerfs-volants » et fait s'envoler au-dessus de la frontière Asswad, le cerf-volant noir en sac-poubelle, Ankabut, le cerf-volant araignée taillé dans un journal, Farashatan, le papillon léopard et Iristan qui porte la carte du Pays des iris sauvages.

Bordée d'un côté par le mur et menacée de l'autre par la Grande Barburie, la ville qui protège son ciel par une voûte de verre et une nuée de drones contrôlée par « la meilleure armée du monde », qui interdit aux objets volants subversifs que sont les cerfs-volants de la survoler, n'est jamais explicitement nommée autrement que par une anagramme qui renforce sa dimension symbolique. L'on devine aisément de quel lieu réel s'inspire ce territoire uni, mais morcelé, fragmenté, ces « îles mutilées » par un grand barrage qui force à s'allonger dans « tube de détection antiterroriste » pour le franchir, ce Pays du Cerf en forme de poignard dont les cartes peignent en rose les zones colonisées et en bleu celles contrôlées par « l'armée saronienne ».

Dans un futur situé à seulement quelques décennies de la nôtre, Emmanuel Ruben réinvente une géographie levantine, étrange et familière, où l'on retrouve sa fascination pour les cartes (ce qu'elles disent, ce qu'elles mentent, ce qu'elles rêvent...) et pour l'Orient, ainsi que l'influence de Julien Gracq. L'archipel, concept précieux à l'auteur (voir ma chronique de Dans les ruines de la carte sur Un Dernier Livre), comme hétérotopie qui contient à la fois les îles et la mer qui les séparent, est ici un « archipel en otage » qui a basculé dans une dystopie où l'équilibre entre l'eau et la terre est rompu,  ainsi que lors d'une montée des eaux où les îlots s'amenuiseraient, bien éloignée de la « fédération pélagique » rêvée.

Sous les serpents du ciel est un roman ambitieux, à l'écriture impeccable, maîtrisée et fluide qui se métamorphose à chaque voix qu'elle incarne et qu'elle sublime par sa poésie. Emmanuel Ruben, dont l'intelligence et la sensibilité étaient déjà prégnantes dans ses précédents livres (Halte à YaltaKaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnuLa Ligne des glacesIcecolorDans les ruines de la carteJérusalem terrestre), s'y affirme comme un écrivain et romancier talentueux, capable de vous faire interrompre votre lecture pour construire, de vos mains malhabiles et empressées, votre propre cerf-volant.

Sous les serpents du ciel, Emmanuel Ruben, éditions Rivages, août 2017.

Lou Dev Darsan

Ce texte a été d'abord publié dans Lou et les feuilles volantes, la page littéraire de Lou Dev Darsan.

Depuis que j'ai découvert les Palestiniens volants qui voltigent au-dessus des toits du souk à Jérusalem, j'avais envie d'écrire un article intitulé "les Palestiniens volants" 

car oui, en Palestine, à défaut de voir les cerfs-volants dont j'ai rêvé, j’aurai vu des hommes volants.

Un très beau film a été consacré à leurs cousins de Gaza, à voir absolument sur Arte+7 : 

http://www.arte.tv/guide/fr/048722-000/gaza-parkour-les-palestiniens-volants

Les voici, ceux qui volent au-dessus du Saint-Sépulcre,

Les voici ceux qui défieront les murs, tous les murs !

Les enfants ne sont pas les vôtres, ils sont ceux de leur siècle, me disait quelqu'un à Jérusalem.

Emmanuel Ruben, 2014