L'AUTRE QUOTIDIEN

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Mathieu Colloghan : cortège de tête et après ou l'alter mondialisme en BD

Les facettes de la « manif », en mots intelligents et en images tranchantes, par un grand artiste peintre, fin connaisseur des luttes sociales et de l’altermondialisme.

Cela fait pas mal d’années que j’admire le travail graphique de Mathieu Colloghan, ses dessins de presse acérés (qui constituent souvent aussi certains des plus inventifs autocollants de manif, justement, depuis 2010 au bas mot), et plus encore sans doute, ses toiles puisant ouvertement dans une technique inspirée de celle des fresques murales du grand Diego Rivera pour ressusciter une narration visuelle des luttes sociales et politiques : au fil des saisons, on aura ainsi pu admirer aussi bien ses saisies sur le vif de conflits parfaitement contemporains en France ou ailleurs, que sa reconstruction de luttes plus anciennes, dans l’euphorie des victoires ou dans la mélancolie combative des défaites provisoires.

C’est donc avec une joie toute particulière que j’ai vu arriver en cette fin d’automne 2017, aux éditions Adespote, ce roman graphique sobrement intitulé « Manif », mais couvrant en réalité plusieurs thématiques beaucoup plus générales (mais toujours approchées par le détail concret de la face qui se réjouit, du symbole qui illumine et rassemble, ou de la botte qui écrase).

Le sous-titre (« Conversation à hauteur d’homme et en manif sur l’altermondialisme, les sans-papiers et d’autres trucs ») en fait foi : entre République et Nation, via la Bastille, dans le froid mordant (mais il pourrait en plus pleuvoir…), mobilisés autour de réformes de la santé, de l’éducation, de la recherche, de la nationalité ou du droit du travail, entre sonos surpuissantes (mais pouvant être elles aussi dépressives) et slogans parfois usés jusqu’à la corde, les manifestants aux motivations parfois hésitantes, et aux trajets personnels saisis sans aucune complaisance par l’auteur, jouent bien davantage que l’indispensable résistance liée à un moment donné.

En jouant du leitmotiv humoristique (mais à la profondeur insoupçonnable d’abord) d’une merguez-frites de piètre qualité qui rythme l’arpentage du goudron des grands boulevards, Mathieu Colloghan parle subtilement de mémoire et de transmission, de conscience et de convergence, entre les mobilisations massives de 1995 contre la réforme de la Sécurité sociale et celles contre le CPE en 2006, mais aussi celles, moins spectaculaires malgré tout, contre la réforme des retraites en 2010 et contre la désagrégation du droit du travail en 2016 – cortèges rassemblant en général toute la palette des moyens propres aux grandes manifestations – mais il se joue des choses tout aussi importantes, et le dessin le rappelle fort joliment, sous la dureté apparente de son trait, dans des luttes moins « grand public », semblant davantage réservées à des noyaux plus durs de militants, telles celles pour les sans-papiers, pour la Palestine, contre le racisme, contre l’anti-sémitisme, ou encore pour la libération de militants ou d’ouvriers emprisonnés ou condamnés.

L’intérieur des cortèges, petits ou grands, mais aussi leurs franges plus dilettantes, sont aussi l’occasion pour l’auteur-dessinateur, à travers plusieurs de ses personnages manifestants les plus chevronnés et les plus « alter-mondialisés », d’évoquer les heurs et malheurs de certaines de ces vastes luttes trans-nationales, avec leurs succès réels, leurs innovations indéniables, mais aussi leurs ornières occasionnelles et leurs reniements ponctuels : le deuxième forum de Porto Alegre en 2002, par exemple, avec sa beauté et sa chaleur, mais aussi les ambiguïtés criantes du forum de Nairobi en 2007, sont évoquées dans toutes leurs dimensions racontables.

Comme ses images, dont le trait spectaculaire et les couleurs flamboyantes n’empêchent jamais la présence de détails significatifs, graduant les complexités de certaines luttes et de certains rapports entre les êtres, le récit de Mathieu Colloghan fourmille de petites scènes chaleureuses ou glaçantes, très intellectuelles ou davantage ressenties, de la rencontre terrifiante avec une délégation de boy-scouts hutus  – dont l’absence totale de repentir ne déparerait pas dans le « Une saison de machettes » (2003) de Jean Hatzfeld – à l’évocation de l’EZLN néo-zapatiste et du sous-commandant Marcos, bien connu de l’auteur, qui excelle à convoquer au détour d’une marche ou d’une rencontre les enseignements métaphoriques de « Don Durito de la forêt Lacandone » (1999), de la discussion à chaud avec un vendeur ambulant se défendant d’être un simple « marchand du temple » à l’appréciation du changement de la perception des Kurdes depuis leur lutte victorieuse et acharnée contre l’État islamique, du fossé creusé entre gauche institutionnelle et banlieues (saisi aussi à sa manière audacieuse par le Loïc Merle de « L’esprit de l’ivresse » (2013) à la mise en perspective des agissements de Goldman Sachs en Grèce.

Comme les textes humoristiques d’introduction et de conclusion du roman graphique l’indiquent, ce bel album s’adresse aussi bien aux familières des manifestations qu’à leurs observateurs distants, aux militantes confirmées qu’aux simples curieux, à celles et ceux qui luttent au quotidien comme à celles et ceux qui s’impliquent par solidarité plus occasionnelle. Fresque extrêmement pédagogique et informative sous son aspect parfois brutal ou grinçant, somme combattante qui ne se voile pas la face lorsqu’elle saisit les erreurs et les palinodies des contestataires, « Manif » est à la fois belle et précieuse.

Mathieu Colloghan,

« Comment pécho en manif ? Est-ce qu’on peut porter une veste écossaise avec un keffieh ? Comment devenir un leader de premier plan ? Peut-on se faire beaucoup d’argent avec la politique ? Comment était-il, jeune, Édouard Balladur ? »
Autant de questions essentielles auxquelles vous ne trouverez aucune réponse dans ce roman graphique. Mais tentez le coup, venez marcher entre Bastille et Nation.

Manif  de Mathieu Colloghan, éditions Adespote
Charybde2, le 2/01/18
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