Mauvaise pioche : à Mount Char dieu est cruel !
Il est cruel d’être humain, et plus encore d’être, de facto, un dieu. Somptueux roman.
Inondée de sang et les pieds nus, Carolyn marchait seule sur le ruban d’asphalte à deux voies que les Américains appelaient la Highway 78. La plupart des bibliothécaires, dont elle-même, avaient fini par la baptiser la piste des Tacos, ainsi nommée en l’honneur d’un resto mexicain où il leur arrivait de filer en douce. Le guacamole y est vraiment bon, se rappela-t-elle. Son estomac émit un gargouillis. Des feuilles de chêne, rouge orangé et délicieusement croustillantes, craquaient sous ses pieds. Son souffle dessinait un plumet blanc dans l’air d’avant l’aube. Le poignard d’obsidienne avec lequel elle avait tué le détective Miner était niché au creux de ses reins, secret et affûté.
Elle souriait.
Avec Scott Hawkins, imaginons un groupe de douze enfants nord-américains, adoptés par un homme solitaire qu’ils appellent naturellement « Père », après que divers désastres aussi soudains que largement oubliés ont frappé leurs parents naturels respectifs, éduqués avec une rigueur résolument inflexible (certaines des caractéristiques les plus saillantes de cette éducation étant dévoilées plus ou moins rapidement au fil des pages) pour devenir de parfaits apprentis bibliothécaires (naturellement de moins en moins « apprentis » en grandissant), pour se spécialiser chacune et chacun dans l’un des douze domaines de connaissance de cette somme de savoir que l’on découvre assez vite quelque peu… particulière. Carolyn, qui ouvre le bal de manière plutôt sanglante dès le premier paragraphe de ce premier roman, œuvre d’un informaticien ayant pratiqué assidûment les ateliers d’écriture animés par Walter Jon Williams et Nancy Kress (rien de moins), publié en 2015 et traduit en français en 2017 aux Lunes d’Encre de Denoël par Jean-Daniel Brèque, est la spécialiste en linguistique au sein de la fratrie – spécialiste à une échelle difficilement imaginable -, et initialement aussi désemparée, semble-t-il, que ses frères et sœurs du fait de la soudaine disparition de leur protecteur et éducateur.
Carolyn et les autres n’étaient pas nés bibliothécaires. Au temps jadis – comme cela lui semblait lointain -, ils étaient en fait très américains. Elle s’en souvenait un peu : il y avait quelque chose qui s’appelait Super Jaimie et autre chose qu’on appelait les mini-chocolats au beurre de cacahouète Reese. Mais, un jour d’été, alors qu’elle avait environ huit ans, les ennemis de Père avaient lancé l’offensive contre lui. Père avait survécu, ainsi que Carolyn et une poignée d’enfants. Mais pas leurs parents.
Elle se rappela la voix de Père lui parvenant à travers une fumée noire à l’odeur d’asphalte fondu, le cratère où s’étaient trouvées leurs maisons qui luisait derrière lui d’un éclat orange terne.
« Vous êtes maintenant des Pelapi, dit Père. C’est un mot très ancien. Il signifie quelque chose comme « bibliothécaire » et quelque chose comme « élève ». Je vous emmènerai dans ma maison. Je vous élèverai à l’ancienne, comme j’ai moi-même été élevé. Je vous enseignerai les choses que j’ai apprises. »
Il ne leur demanda pas ce qu’ils voulaient.
Carolyn, qui se sentait reconnaissante, fit tout d’abord de son mieux. Sa maman et son papa étaient partis, partis pour de bon. Elle le comprenait. Il ne lui restait plus que Père et il lui sembla au début qu’il ne demandait pas grand-chose. La maison de Père était cependant différente. Au lieu de bonbons et de télévision, il s’y trouvait des ombres et des vieux livres, écrits à la main sur d’épais parchemins. Ils en vinrent à comprendre que Père avait vécu très, très longtemps. Et au cours de sa longue vie il avait maîtrisé l’art de façonner des merveilles. Il était capable de faire tomber la foudre, ou d’arrêter le temps. Les pierres l’appelaient par son nom. La théorie et la pratique de son art étaient réparties en douze catalogues – un pour chaque enfant, comme il se trouva. Tout ce qu’il leur demandait, c’était de les étudier avec sérieux.
De nombreux commentateurs ont évoqué, avec raison, à propos de « La bibliothèque de Mount Char », aussi bien le Roger Zelazny des « Neuf princes d’Ambre » que le Neil Gaiman d’ « American Gods ». Le machiavélisme de l’intrigue elle-même comme celui de la narration proprement dite (avec son démoniaque jeu de points de vue) n’a en effet rien à envier à ceux de ces illustres prédécesseurs, et l’utilisation d’un protagoniste réputé « naïf » est conduite avec maestria, le plombier ex-cambrioleur Steve étant en tous points digne du partiellement amnésique Carl Corey ou du taulard Ombre. Scott Hawkins développe même certains artifices particulièrement jouissifs, allant encore au-delà, en orchestrant en quelques touches vives l’articulation entre l’univers des « dieux » (car c’est sans doute ce terme imparfait qui rend le mieux compte de l’une des « réalités » rapidement dévoilées à la lectrice ou au lecteur) et celui des simples « Américains », ou en laissant dans d’inquiétants limbes fictionnels les caractéristiques exactes des autres « puissances » participant à certaines luttes de pouvoir brièvement mais régulièrement évoquées en toile de fond.
Le lendemain du jour où elle avait tué le détective Miner pour la seconde fois, Carolyn se réveilla sur le parquet du séjour de Mrs. McGillicutty. Le jour venait juste de se lever. Comme à son habitude, elle resta tout d’abord immobile, les yeux clos, veillant à ne donner aucun signe qu’elle était consciente. Les matins lui étaient toujours difficiles. Pour ce qu’elle en savait, personne – ni Père, ni David, ni même Emily – ne pouvait lire dans son esprit endormi, de sorte que c’était là et là seulement qu’elle élaborait ses vraisplans. Mais, lorsqu’elle émergeait de son sommeil, il lui était difficile d’empêcher la vérité de son cœur de se mêler aux mensonges de son esprit conscient, et les extrémités de ses doigts tremblaient souvent.
Dans un décor baroque et acide, particulièrement cruel et simultanément savoureux, Scott Hawkins élabore une formidable fable morale, questionnant mine de rien en profondeur le rapport de l’humanité à la puissance, le rapport de la volonté à l’empathie, les notions d’importance relative des choses, ou d’ami et d’ennemi, en un labyrinthe joliment rusé et pleinement addictif. Une réussite d’emblée impressionnante.
La bibliothèque de Mount Char de Scott Hawkins, éditions Denoël
Charybde2 le 19/01/18
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