L'AUTRE QUOTIDIEN

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Gaëlle Obiegly : du seul recours à l'écriture comme conscience de vie

Cabinet d’écriture accidentel pour l’invention d’un récit formidable, dérisoire et essentiel.

Hôtesse d’accueil dans une entreprise, la narratrice de «N’être personne», publié en janvier 2017 aux éditions Verticales, reste accidentellement enfermée seule dans les W-C de son entreprise pendant un week-end entier, avec uniquement un Bic et du papier hygiénique pour écrire. Impossible de savoir l’heure : dans cet espace clos, le temps semble suspendu. Elle n’actionne le minuteur qu’avec parcimonie, de peur de se retrouver dans l’obscurité totale avant la fin du week-end.

«Tout un week-end à patienter dans des W-C, ce n’est pas une situation romanesque, j’en conviens.»

Son corps prisonnier de ce lieu exigu laisse libre cours à une pensée mouvante. Des souvenirs jaillissent par bribes, elle passe beaucoup de choses en revue dans ce récit fragmentaire formidable, qui peut dérouter par moments : elle évoque des petits faits et des grands souvenirs, événements et pensées, de l’enfance à l’âge adulte.

«Il voulait savoir quel genre de livres je fais. Ils n’appartiennent pas à un genre existant, dis-je. Ils ressemblent à des patchworks. Des fois, c’est raté. J’aime bien dire ça, que c’est raté. J’aime bien dire des choses qui me font mal. Parce qu’une fois que j’ai dit la chose qui me fait mal, elle ne me fait plus mal. Et même ça peut me faire rire aux larmes. Au fil du temps, je me suis vouée à une nécessité, que je ne m’explique pas, la nécessité du texte. Le texte est un champ de forces capricieux et mouvant, c’est lui qui dispose de moi, c’est lui qui me transforme. Il s’y passe quelque chose. Mes livres sont fragmentés, ils ont l’air d’être faits de bric et de broc. Je suis ma pensée. Je suis, dans le sens d’accompagner et d’être ce qui pense en soi-même. La pensée, c’est inclassable, c’est imparfait, autonome, ça n’entre pas dans un genre. En écrivant je fais des découvertes surprenantes, je découvre ma pensée. Je crois qu’écrire, c’est se rendre disponible à la pensée. La passivité requise est d’une charge positive.»

Les souvenirs sont accrochés à des dates sans année, un 25 septembre, un 26 mai ou un 14 décembre. Ils racontent la fantaisie, l’indocilité et le tragique de l’enfance si vite évanouie, le souvenir émouvant de son grand-père, les idiosyncrasies de sa mère, les moments d’inconfort et de petite souffrance, les rencontres avec des fous, des clochards et autres inconnus, les histoires d’amour et la sexualité, les deuils, les voyages et les lieux habités à Paris, à Moscou ou en Autriche, une séance avec des enfants dans un collège de Clichy-sous-Bois, le rapport au rien, au vide, au fait de n’être personne, mille fragments d’histoires qui déroulent une pensée en train de se construire avec l’écriture.

«À la gare du Nord, un 5 mai, des policiers s’en sont pris à un Africain sans papiers et ils lui ont fait manquer le train qui devait l’emmener dans une ville de banlieue où il commencerait un nouveau travail. Il y allait pour une place de plâtrier. Je me suis approchée du groupe formé par les quatre en uniforme et l’homme seul affolé. Au début, je n’ai rien dit, j’écoutais, je regardais. Et il m’a semblé voir les yeux de l’Africain se remplir de larmes. Je lui ai tendu mon passeport comme un paquet de Kleenex. Les policiers m’ont poussée. Il s’est passé comme autrefois quand j’avais pris conscience des limites du pays, ça m’a repris. Une crise furieuse m’a saisie au milieu de la gare du Nord. J’ai déchiré mon passeport. J’ai même déchiré les morceaux épars sur le sol pour que ça devienne de la poussière. J’ai pleuré comme pas possible. L’idée de mon pays me pousse dans l’hystérie. Les badauds se sont attroupés. Les policiers étaient gênés pour moi. L’Africain me regardait dignement. Et puis les policiers en ont eu marre de tout ce cirque, ils ont dit de circuler et que ça suffisait. Il y a eu dispersion. Jusqu’à ce qu’on me les renouvelle, j’étais sans papiers. Ils me servent surtout à aller en vacances. En week-end, mais plus rarement.»

® Vincent Debanne

Le mouvement de l’écriture et le refus de se laisser enfermer dans une narration romanesque classique – avec une histoire, un début et une fin – contrastent avec le carcan auquel la narratrice est astreinte lorsqu’elle exerce son métier d’hôtesse d’accueil : elle doit alors donner le spectacle de la normalité la plus absolue, elle est sommée de suivre les consignes à la lettre, d’effacer sa personnalité pour devenir transparente, de n’être personne.

«L’agence d’hôtesses m’a dotée d’un costume rouge que j’enfile dans les toilettes dix minutes avant de prendre mes fonctions. Les soirs de révolution, je me tiens au balcon et la tache rouge que je produis n’est pas trompeuse. Les talons hauts qui m’ont été fournis m’élèvent si bien que l’on me voit de loin, y compris quand du balcon je salue les insurgés. Mais je m’illusionne. Car cette position de réceptionniste me rend invisible à tous. Pour les dominants, je suis une nullité. Pour les dominés, je suis une traître. Les deux me vont.»

Comme Gaëlle Obiégly, la narratrice de «N’être personne» écrit en souterrain, dans une position de retrait – enfermée dans les toilettes ou retranchée derrière le comptoir d’accueil de l’entreprise – mue par un désir insatiable d’écrire sans récit et sans norme, refusant les mondanités et la politesse, la maturité et la maîtrise de la langue qui créent l’uniformité, se reconnectant avec l’enfant qui «s’exprime dans une langue qui n’est pas encore aboutie, qui n’est pas formée». Elle écrit pour faire émerger la pensée, et donne à voir toutes les facettes d’une vie intérieure.

«J’avais un livre qui me hantait. Le livre est devenu un sujet de conversation, rien de plus. J’en parle. On me pose des questions. Je peux répondre. J’ai bien potassé mon sujet. Je n’ai aucun mal à commenter la narration. Ce livre-là, je ne l’écrirai pas. Je ne peux plus le voir. Il marche trop bien à l’état de conversation. C’est comme s’il était déjà écrit. Mais à l’écriture il se dérobe. Il migre. Parce que l’instinct nous sauve.
L’écriture, elle, se produit dans le vide, les ténèbres, dans la maison, les embouteillages, au quotidien. Chaque phrase est une facette taillée dans une pierre informe. À la fin, on n’en saura pas plus sur la pierre.»

 

Toujours de manière sensible et incarnée, Gaëlle Obiégly s’interroge sur l’écriture, sur son lien à la mort et au désir, sur son lien à la mémoire, qui relie l’enfance à l’âge adulte, le passé à l’avenir. Avec une apparence de faux coq à l’âne comme «Mon prochain», ce livre résonne de multiples échos de lectures, celui d’Une saison en enfer d’Arthur Rimbaud («je m’y trouve en compagnie d’une indocilité qui m’est aussi nécessaire que la vie clandestine»), des livres de Marcel Proust, finis de lire un 15 août, d’Effi Briest de Theodor Fontane où s’entend la souffrance qu’engendre la soumission à la hiérarchie, et ceux enfin de la lecture passionnée de Robert Walser, qui se méfiait «des écrivains à qui il faut le monde entier, des péripéties, des mises en scène, des ribambelles de personnages».

«À Noël, on l’a trouvé mort dans la neige, il était couché comme une seule phrase sur une page blanche.»

On peut lire la chronique de Mathilde Girard dans Diacritik ici.

Gaëlle Obiégly sera l’invité de Charybde mercredi 27 septembre en soirée comme libraire d’un soir.

Gaëlle Obiégly

Gaëlle Obiégly - N'être personne - éditions Verticales
Charybde7 le 27/09/17

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