L'AUTRE QUOTIDIEN

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Démonter les tours infernales avec Godspeed You Black Emperor et Antonin Artaud

Du fond de leur commune, Godspeed You Black Emperor lance des coulées de lave sonore à l'assaut du monde des stéréotypes et du mouvement vertical. L'appréhension de la modernité, chez eux, a plus à voir avec un retour au chamanisme qu'avec une lutte politique dans la rue, CRS contre cortège de tête; mais participe du même principe. Leur flux sonore exceptionnel balaye tout sur son passage, et fait entrevoir au loin, peut-être la venue d'un autre monde. Possible ? Tiendrait-on avec Luciferian Towers, leur manifeste Tutuguri? 

Cet album fait remonter à la surface des souvenirs multiples, ceux de Can ( RIP Holger) et d'Amon Düül pour le krautrock, du MC5, pour la violence citadine de Detroit et ceux d'un Phil Glass ou d'un Steve Reich qui se seraient mis à la coke pour accélérer leur minimalisme, voire d'un John Zorn pour l'intégration des cordes dans un flux bruitiste. Enfin, ceux plus proche de nous d'Isis, avec un metal aussi lent que liquide. 

Mais ça reste bien sûr le son propre au groupe, alliage de cordes, de vents, d'électricité et la maestria dans l'élaboration de masses sonores contigües (verticales et horizontales)  - comme si c'était de la techno - qui arrivent,  passent,  se chevauchent, puis disparaissent pour se fondre en autre chose. Alors, est-ce du rock, du post rock ou bien un hybride venu d'ailleurs qui prend tous les atours à sa dispo pour faire feu de tout son. La réponse : on s'en tape, car ce n'est même plus le propos. 

Mais, revenons justement à leur propos, assez clair (non?) : 1/ démonter les tours infernales. 2/ pendre les patrons en quatre étapes, 3/ la famine programmée qui court. 4/ trois propositions pour vivre sans état. Et repassons au-delà du discours et des mots pour leurs titres sans paroles qui font pulser des sensations et partager des émotions - comme sorties du corps pour regarder la vérité en face. Elle est férocement/forcément multiple et multidimensionnelle, comme le sentait Artaud dans son voyage chez les Tarahumaras mexicains…  ça part du ventre et ça explose à l'extérieur (Anthem for no State) " (le peyotl) ne serait pas devenu ce vocable évocateur de fabuleux paysages : montagnes peuplées d' « effigies naturelles » et gravées de signes magiques, ciels qui auraient inspiré leurs bleus aux peintres d'avant la Renaissance, cortèges de Rois mages apparaissent à la tombée du jour dans un « pays construit comme des pays de peinture »; et, pour beaucoup d'entre nous, les Tarahumaras ne seraient pas ce peuple fier et intact, obsédé de philosophie, qui a su maintenir, en des danses accompagnées de miroirs, de croix, de clochettes ou de râpes, les grands rites solaires : rite du peyotl au cours duquel un mystérieux alphabet sort du foie du participant et se répand dans l'espace, rite des rois de l'Atlantide déjà bien étrangement décrit par Platon, rite sombre du Tutuguri avec son tympanon lancinant.

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Tutuguri. Le rite du soleil noir

Et en bas, comme au bas de la pente amère,
cruellement désespérée du cœur,
s'ouvre le cercle des six croix, 
très en bas,
comme encastré dans la terre mère,
désencastré de l'étreinte immonde de la mère
qui bave.

La terre de charbon noir
est le seul emplacement humide
dans cette fente de rocher.

Le Rite est que le nouveau soleil passe par sept points
avant d'éclater à l'orifice de la terre.

Et il y a six hommes,
un pour chaque soleil,
et un septième homme
qui est le soleil tout
cru
habillé de noir et de chair rouge.

Or, ce septième homme
est un cheval,
un cheval avec un homme qui le mène.
Mais c'est le cheval
qui est le soleil
et non l'homme.

Sur le déchirement d'un tambour et d'une trompette longue,
étrange,
les six hommes
qui étaient couchés,
roulés à ras de terre,
jaillissent successivement comme des tournesols,
non pas soleils mais sols tournants,
des lotus d'eau,
et à chaque jaillissement
correspond le gong de plus en plus sombre
et rentré 
du tambour
jusqu'à ce que tout à coup on voie arriver au grand galop,
avec une vitesse de vertige,
le dernier soleil,
le premier homme,
le cheval noir avec un
homme nu, 
absolument nu
et vierge
sur lui.

Ayant bondi, ils avancent suivant des méandres circulaires
et le cheval de viande saignante s'affole
et caracole sans arrêt
au faîte de son rocher
jusqu'à ce que les six hommes
aient achevé de cerner
complètement les six croix.
Or, le ton majeur du Rite est justement

L'ABOLITION
DE LA CROIX.

Ayant achevé de tourner
ils déplantent
les croix de terre
et l'homme nu
sur le cheval
arbore
un immense fer à cheval
qu'il a trempé dans une coupure de son sang.

Antonin Artaud

Mais Godspeed ne s'arrête pas là, comme le Grateful Dead des 70's. En seul poisson-pilote d'une idée qui se propage de la contre-culture, il assène que les motivations derrière l'album sont les suivantes : l'arrêt de toutes les invasions étrangères, la fin de toutes les frontières, le démantèlement complet du complexe- militaro-industriel, la reconnaissance comme droits humains inaliénables du droit au logement, aux soins, à la nourriture et à l'eau, et enfin, l'interdiction définitive de parole aux experts qui ont mené le monde à sa perte. Beau programme! 

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En attendant, le premier morceau de l'album Undoing A Luciferian Towers est un chef d'œuvre qui ressemble à la vision d'un indien assis au sommet d'une colline dans sa réserve, qui regarde le monde moderne passer; les villes se construire, l'industrie polluer, pour mieux apprécier ensuite au sortir de son rêve, un retour à la nature où les immeubles en béton qui n'ont plus de vitres laissent chanter le vent, la végétation a repris ses droits et seuls des animaux en liberté parcourent la ville dont l'humanité est totalement absente.  C'est beau comme un film de Geoffrey Reggio Koyaanisqatsi ou Naqoyqatsi . Est-ce bien utiled'attendre que le monde soit détruit avant de se bouger ? 

Jean-Pierre Simard le 22/09/17

Godspeed You! Black Emperor  Luciferian Towers
(Constellation Records / Differ-Ant) Sortie le 22 Septembre