L'AUTRE QUOTIDIEN

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120BPM est un game changer, par Didier Lestrade

En arrivant à Cannes, Robin Campillo m'a dit : "Au moins avec ce film, ceux qui nous ont toujours détesté vont fermer leur gueule". Dès le début de la conversation, au milieu des bises et des retrouvailles, comme un aparté entre nous, pour que ça soit dit. Je dois admettre que je n'étais pas du tout dans cet état d'esprit, j'étais là pour encourager le film et l'équipe, me mettant volontairement au second plan. Je me mettais à la place de Robin et de ses acteurs et je voulais juste leur apporter mon soutien. Quand on écrit un livre ou un film, on rêve forcément de son nouveau public, on redoute de ne pas le satisfaire, comme un amant, mais cela n'empêche pas de glisser une mise au point. "To set the record straight"; me vient à l'esprit. 120 Battements par Minute est bien sûr une Ĺ“uvre originale mais elle permet d'avoir le dernier mot sur certains aspects de la lutte contre le sida qui, je suis désolé de le dire, a été plus fantasmée que décrite.

Sida et cinéma français : un tue l'amour

J'appartiens à une génération qui a détesté presque tous les films français qui ont abordé cette épidémie. Hervé Guibert me dégoûtait, Cyril Collard et Xavier Beauvois  me faisaient pouffer nerveusement, Téchiné employait des acteurs dans le placard pour parler du sida (hello?), et Chéreau , on est d'accord, c'est surtout du BDSM mental. A part les filmsde Ducastel et Martineau et celui de Vincent Boujon on a beaucoup souffert. C'est le cinéma américain qui nous a fait aimer le sida (dans tous les sens) tandis que les documentaires français sont souvent pitoyables en comparaison aux merveilles américaines (Yves Jeuland et Brigitte Tijou mis à part). C'est un étrange paradoxe : notre pays s'est fortement engagé contre la maladie mais la culture en a fait un objet d'amour / répulsion. Seuls quelques livres de sociologues ont tout compris. Les artistes, eux, tournaient autour sans vraiment l'appréhender tandis que les militants des associations le prenaient à bras le corps toute la journée et toute la nuit. C'est pourquoi Robin Campillo et Philippe Mangeot ont écrit cette histoire qui part de la base. Et la base est toujours plus crédible que les stars qui nous ont longtemps vendu du pathos à la tonne.

Il y a quatre ans, Mangeot et moi avons été interviewés pour"Sida, la guerre de 30 ans", un gros docu de France 3 qui revenait sur les 30 premières années de l'épidémie. Des heures de tournage avec une grosse équipe, même si on savait à l'avance que quelques minutes à peine seraient gardées. C'est la règle du jeu. Quelques mois plus tard, pour l'avant-première dans un cinéma de la rue des Écoles, je retrouvais Mangeot que je n'avais pas vu depuis des années.

Il était sur le trottoir, toujours le même, souriant, fumant une cigarette. "On s'est fait avoir, encore une fois". J'étais en colère et je l'ai dit tout de suite au réalisateur, devant tout le monde. Le docu enfilait les clichés les plus rabâchés, le story telling était juste une consolidation de ce que tout le monde avait déjà vu. SurMinorités  j'expliquais pourquoi ce docu jouait grossièrement avec l'homonationalisme. Quelques jours après, Mangeot envoyait une lettre au réalisateur, Frédéric Biamonti, pour lui dire le sentiment d'avoir été utilisé tout en détournant, une fois de plus, notre engagement physique dans le témoignage.

Il y a quelques années, j'ai écrit dans Vacarme une série de textes sur ce que j'ai appelé « l'échange documentaire ». J'y soutenais qu'un film se jugerait désormais sur la façon dont il thématise le pacte qui lie le réalisateur et ceux qu'il donne à voir. La fiction du docu-télé- de-papa, celle d'un troc sans reste entre visibilité et disponibilité, est maintenant périmée.
Parce qu'il est devenu très facile de produire et de diffuser ses propres images (n'importe qui ou presque peut le faire aujourd'hui) ; et parce que, par ailleurs, des groupes comme Act Up ont inauguré une autre manière de faire de la politique en s'instituant comme médias. La question éthique du documentaire s'en est trouvée déplacée : qu'avez-vous à nous offrir de plus qui justifie que nous vous consacrions notre temps, que nous vous confiions notre image et nos mots ? À regarder la façon dont ton film lessive tous les discours, pas grand chose ! (
Philippe Mangeot)

La beauté minoritaire

Dégoûté, j'ai alors abandonné l'écriture de mon propre documentaire sur les sujets qui ont nourri ma vie, Act Up, la house, la musique noire en général, le mouvement gay, la question minoritaire et identitaire dans l'art et la politique, ce que décrit très bien le nouveau livre d'Elisabeth Lebovici,  "Ce que le sida m'a fait" . Ou comment de tout petits mouvements minoritaires transversaux peuvent avoir un impact majeur à travers le monde. Mon idée était d'utiliser uniquement des images d'archives et uniquement celles que personne n'avait vues. Quelle naïveté. Cela n'intéressait personne, toutes les chaînes télé avaient refusé, personne ne voulait produire une ode à la beauté du multiculturalisme quand le reste de la société ne fait que détruire son héritage. A 55 ans, cela devait être mon testament, une manière de montrer par l'image et la musique ce que j'avais expliqué dans mes livres sans succès.

Mais le monde du cinéma me dégoûte trop je suppose, comme celui de la musique ou de l'édition.

J'ai abdiqué. En revanche, le documentaire raté de Biamonti a probablement convaincu Mangeot de réussir, avec Campillo, l'écriture de leur scénario. Il fallait sortir Act Up de l'oubli mais il fallait surtout le sauver de l'incompréhension hexagonale.

L'ovation de Cannes pour le film n'est donc que le début. Le film n'est pas sorti en salles que Denoël décide de republier mon livre"Act Up, une histoire"  (2000). Dès la fin de juin, les avant-premières vont coïncider avec les Marchés de la fierté dans certaines grandes villes. Le film sera distribué à l'étranger. Il y aura peut-être d'autres prix de festivals. L'écho va être immense. La petite histoire de quelques personnages devient un phénomène populaire, une épopée racontée avec sincérité et respect, par des gens qui ont eux-mêmes fait partie du mouvement. Ce film est un game changer, quelque chose qui peut faire basculer une mémoire en la redynamisant.

Il faut se rappeler que, déjà, à la fin des années 90, les nouveaux venus d'Act Up étaient inconsolables de ne pas avoir connu les débuts de l'association. Ceux qui arrivaient en 1999 avaient l'impression d'avoir raté la "Belle Époque" - et ils avaient raison. Alors imaginez la frustration de celles et ceux qui vont découvrir ça en 2017! Ils vont se retourner vers les médias et leurs profs en demandant "Et vous nous avez pas parlé de ça?". Le film de Campillo a pour message subliminal "Bon ça c'est fait", c'est le point final que l'on attendait. Cette grande fête que nous imaginions pour notre auto-dissolution (on pensait à tout!), c'est l'émotion de ce film. Le spectateur est respecté, comme une partie de l'histoire. On ne va pas lui faire croire un mensonge, ce qui, pourtant, est la base du grand cinéma. Ici, on fait du grand cinéma en partant de la base. C'est un film sur la beauté de faire quelque chose d'important à partir de rien, avec zéro money, ce qui touche forcément l'imaginaire des jeunes qui vivent dans une société bouchée, exactement comme notre avenir l'était à la fin des années 80. Car le sida allait forcement passer par moi, par nous.

 

120BPM est un encouragement des anciens aux jeunes. Il faut le voir comme une version du Indignez-vous de Stéphane Hessel. N'écoutez pas les vieilles folles qui râlent déjà contre le succès du film. Car il y en a beaucoup, je me rappelle de chacun de leurs messages quand ils ont rompu avec moi, par texto, sans même pouvoir discuter. Je les imagine dans les bars, je les vois dans la rue, je sais à quel point ce revival politique les exaspère. Pas de chance. Ce film va les encercler, une fois de plus, dans une dynamique qui va enjamber leur poids mort.

Didier Lestrade, le 9 juin 2017