L'AUTRE QUOTIDIEN

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Reste pauvre, Bruna, et tais-toi !

Dans le grand pénitencier social, les métiers à tisser se dressent et avancent en hurlant.
Bruna a sommeil. Elle est restée tard à un bal. Elle s’arrête et frotte avec colère ses yeux brûlants. Ouvre sa bouche cariée, baille. Ses cheveux frustes sont couverts de soie.
– Zut ! Comme ce dimanche est passé vite… Les riches peuvent dormir autant qu’ils veulent.

– Bruna ! Tu vas te faire mal. Regarde tes tresses !
C’est son compagnon à côté.
Le Chef de l’Atelier s’approche, lentement, mauvais.
– J’ai déjà dit que je ne veux pas de bavardage ici !
– Elle aurait pu se faire mal…
– Vauriens ! C’est pour ça que le travail ne rapporte pas ! Petite misérable !
Bruna se réveille. Le garçon baisse sa tête révoltée. Il faut la fermer !
Ainsi, dans tous les secteurs prolétaires, tous les jours, toutes les semaines, tous les ans !

C’est en 1933 que, trente-cinq ans avant le célèbre «L’établi» de Robert Linhart, et sous le pseudonyme vite transparent alors de Mara Lobo, que Patrícia Galvão, dite Pagu, figure-clé du mouvement littéraire et intellectuel moderniste au Brésil, publie ce compte-rendu romancé, à la fois réaliste et enflammé, de son implantation en tant qu’ouvrière textile à São Paulo. Mêlant description des réalités économiques et sociales les plus sordides aux éléments d’éducation politique populaire, annotations très précises, glissées dans les conversations, sur les événements de l’époque comme sur les caractéristiques de cette société brésilienne dont la bourgeoisie a été la dernière du continent à abolir l’esclavage, en 1888 – et dont le cynisme emblématique faisait déjà la joie sombre de la lectrice ou du lecteur des « Mémoires posthumes de Brás Cubas » (1881) de Joaquim Maria Machado de Assis -, « Parc industriel » se revendique en sous-titre comme « roman prolétaire », et l’affirme avec une véhémence candide qui pourrait presque faire sourire aujourd’hui, si l’exploitation sans vergogne décrite et documentée ici n’était pas hélas une constante historique inexorable, sous ses formes diversement mutantes au fil des années.

– On a pas le temps de connaître nos enfants !
Séance d’un syndicat régional. Des femmes, des hommes, des ouvriers de tous les âges. De toutes les couleurs. De toutes les mentalités. Conscients. Inconscients. Vendus.
Ceux qui recherchent dans l’union le seul moyen de satisfaire leurs revendications immédiates. Ceux qu’attire la bureaucratie syndicale. Les futurs hommes de la révolution. Révoltés. Anarchistes. Policiers.
Une table, une vieille nappe. Une cruche, des verres. Une cloche défectueuse. La direction.
Les policiers commencent le sabotage en interrompant les orateurs.

Avec une verve cruelle qui se soucie peu d’effets spéciaux, sur un terrain humain dense et foisonnant dans sa quête de vie plutôt que de survie (que l’on pourra utilement comparer à la reconstitution effectuée à Rio de Janeiro par le Paulo Lins de « Depuis que la samba est samba »), Patrícia Galvão dresse un tableau impitoyable et bizarrement goûteux d’une trépidation sociale fondamentale, ne cachant ni heurs ni malheurs, ni les trahisons et les palinodies des unes ou des autres, ni les occasions manquées et les luttes continuées. Montrant aussi la permanence des procès en pureté ouvrière et la méfiance toujours prête à jaillir vis-à-vis d’intellectuels et de bourgeois épousant « la cause du peuple », elle nous offre un regard historique et humain d’une acuité souvent effarante.

L’édition proposée par le Temps des Cerises en 2005 propose de surcroît un excellent prologue de Liliane Giraudon, et une postface extrêmement documentée d’Antoine Chareyre, à qui l’on doit également cette traduction haute en couleur et en justesse.

Patrícia Galvão

En ville, les théâtres sont pleins. Les palais dépensent en tables copieuses. Les ouvrières travaillent cinq ans pour gagner ce que coûte une robe bourgeoise. Elles doivent travailler toute leur vie pour acheter un berceau.
– Ils tirent tout ça de nous autres. Notre sueur est transformée tous les jours en champagne qu’ils jettent par les fenêtres !

Charybde2, le 16 juin 2017

Patrícia Galvão - Parc Industriel (roman prolétaire) - éditions Le Temps des Cerises

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São Paulo, 23 janvier 1936, au soir : Patrícia Galvão (1910-1962), dite Pagu, membre du PCB illégal, première femme incarcérée pour raisons politiques au Brésil, dès 1931, et surveillée de plus en plus étroitement par la police politique, le Deops (Departamento de Ordem Política e Social), qui intensifiait alors la traque des activistes communistes au lendemain de l’insurrection manquée (nov. 1935) de Luís Carlos Prestes — Pagu, lasse, est enfin appréhendée « en flagrant délit d’action extrémiste » (comme le rapporte la presse), c’est-à-dire apparemment sur le point de transmettre du matériel de propagande, en pleine rue, lors d’un rendez-vous clandestin.

Ce n’est pas sa première arrestation, mais ce coup de filet augure de sa mise à l’ombre pour un certain temps : inculpée de crime politique, relaxée par la Justice Fédérale de São Paulo (faute de preuves concluantes) puis condamnée plus sûrement à deux ans et demi de prison par le Tribunal Militaire de Rio, elle s’évade en octobre 1937 pour quelques mois, à la faveur d’une hospitalisation, s’engage dans un groupe trotskiste dissident, et se voit nouvellement arrêtée en avril 1938 et condamnée à deux ans par le Tribunal de Segurança Nacional. De 25 à 30 ans, près de cinq années, cavale comprise, dans les geôles d’une sombre dictature. Victime, parmi bien d’autres, de ces années de terreur dans le Brésil de Vargas.

Le procès-verbal de son interrogatoire, le jour-même à la Surintendance de l’Ordre Politique et Social, jette une lumière crue sur ce que pouvait être alors le quotidien d’un militant poussé à la clandestinité, comme sur l’humeur politique de Pagu, en consignant…

que depuis l’année 1930 la déclarante sympathise avec le communisme, parce qu’elle voit des injustices dans le régime présent et que seul le Parti Communiste peut y apporter une solution, en installant la dictature du prolétariat dans un premier temps, pour ensuite établir le régime communiste ; que, si la déclarante en ayant l’occasion, elle a l’intention de prêter main forte, la déclarante se refuse à déclarer si elle aidera ou non la lutte révolutionnaire ; que la déclarante a déjà été détenue douze fois, plus ou moins, toujours sans aucune preuve ; que la déclarante a été arrêtée une fois à Santos durant un meeting du « Secours Rouge », Herculano de Souza étant mort à cette occasion ; que la déclarante, quant au matériel trouvé à son domicile, doit informer qu’elle n’en était que dépositaire, toute question à ce sujet étant inutile, parce qu’elle ne sait pas le nom de la personne qui l’a laissé là, ne le connaissant que de vue ; que la déclarante adopte le nom de « Paula » depuis douze ou quinze jours, parce qu’elle savait qu’elle était recherchée par la police ; que la déclarante réside dans la rue susmentionnée [rua Domingos de Morais] depuis douze ou quinze jours, étant donné qu’elle a résidé auparavant dans la maison d’un conducteur de la Light, Rizzieri Mazziotti, vers le Bosque da Saúde, durant huit jours ; que de cette adresse la déclarante est allée résider à Santo Amaro, rue Senador Flaquer, dont elle ne se rappelle plus le numéro, ne faisant qu’y résider ; que la déclarante, contre la volonté du conducteur Rizzieri Mazziotti, a laissé dans sa maison une machine à écrire, avec laquelle elle travaillait sur des traductions et des services particuliers ; que la déclarante a résidé également à la rédaction du journal A Plateia, étant assuré que la machine l’a suivie là également ; que, quant aux papiers stencils trouvés à son domicile aujourd’hui, la déclarante doit également dire qu’ils ne lui appartiennent pas ; que la déclarante est arrivée d’Europe il y a trois mois plus ou moins et que, de passage, elle s’est trouvée en Russie, y ayant perfectionné sa sympathie pour le communisme s’agissant du seul pays où il a été installé ; que, quant au matériel appréhendé aujourd’hui à son domicile, concernant l’« Aliança Nacional Libertadora » et le « Governo Nacional Popular Revolucionário », elle ne peut non plus rien dire, car, comme elle l’a dit, elle en était dépositaire, ne sachant rien à ce sujet. Elle n’a rien dit de plus.

(doc. dactylographié, dossier P. Galvão du Fonds Deops,

Archives Publiques de l’État de São Paulo ;

reproduit dans Viva Pagu : Fotobiografia de Patrícia Galvão,

éd. de Lúcia Maria Teixeira Furlani et Geraldo Galvão Ferraz,

Santos/ São Paulo, Unisanta/ Imprensa Oficial do Estado de São Paulo, 2010, p. 156.)

Photo de P. Galvão, fournie par les services de police et diffusée par la presse en janvier 1936 :fonds Lúcia Maria Teixeira Furlani / Centro de Estudos Pagu Unisanta.

Merci à Antoine Chareyre et au Blog Bois Brésil & Cie