La Jetée – Ciné-roman
Le somptueux roman-photo d’un saisissant court-métrage de fiction… intemporelle.
Ceci est l’histoire d’un homme marqué par une image d’enfance.
La scène qui le troubla par sa violence,
et dont il ne devait comprendre que beaucoup plus tard la signification,
eut lieu sur la grande jetée d’Orly,
quelques années avant le début de la Troisième guerre mondiale.
C’est par ces deux phrases sibyllines, placées là où traditionnellement se trouverait un exergue, que débute « La Jetée – Ciné-roman », le livre qui retranscrit et accompagne le film le plus célèbre de Chris Marker. Publié à l’origine en 1962 par L’Avant-Scène Cinéma, l’année même de la sortie du film, puis réédité en 2008 par Kargo et L’Éclat à partir de l’édition britannique Urzone de 1992, cet ensemble de photographies qui, associées en diaporama à un seul plan et à une bande-son, composent le chef-d’œuvre de 28 minutes, prennent néanmoins une résonance singulière sous leur forme papier, assortie de discrets commentaires en bas de page.
Rien ne distingue les souvenirs des autres moments :
ce n’est que plus tard qu’ils se font reconnaître, à leurs cicatrices.
Ce visage qui devait être la seule image du temps de paix à traverser
le temps de guerre, il se demanda longtemps s’il l’avait vraiment vu,
ou s’il avait créé ce moment de douceur pour étayer
le moment de folie qui allait venir.
Considérée dès son apparition comme un moment essentiel de l’histoire du cinéma, rendue encore plus célèbre à sa façon par sa libre adaptation et reprise en long métrage par Terry Gilliam en 1995 sous le titre de « L’armée des douze singes » (sans même parler de la série télévisée de Terry Matalas et Travis Fickett depuis 2015), « La jetée », dans sa sobre brutalité même, est sans doute l’une des incursions dystopiques les plus puissantes et les plus poétiques qui existent, présentant par ailleurs en son centre intime l’une des plus saisissantes incarnations de la notion de paradoxe temporel jamais conçues, au moins depuis le fameux « Voyageur imprudent » de René Barjavel (qui semble bien laborieux en comparaison) en 1943.
Un trou dans le Temps, et peut-être y ferait-on passer des vivres, des médicaments, des sources d’énergie.
Tel était le but des expériences : projeter dans le Temps des émissaires, appeler le passé et l’avenir au secours du présent.
Mais l’esprit humain achoppait. Se réveiller dans un autre temps, c’était naître une seconde fois, adulte. Le choc était trop fort.
Après avoir ainsi projeté dans différentes zones du Temps des corps sans vie ou sans conscience, les inventeurs se concentraient sur des sujets doués d’images mentales très fortes.
Capables d’imaginer ou de rêver un autre temps, ils seraient peut-être capables de s’y réintégrer.
La qualité photographique et la lumière véritablement habitée qui caractérisent ce ciné-roman, avec une gestion des contrastes proprement fabuleuse, associées à cette sublime parcimonie du commentaire et de la phrase active, en font indéniablement un chef-d’œuvre de la littérature aussi bien que du cinéma. Et l’on ne peut que souscrire totalement à la superbe présentation qu’en fit Frédéric Martin, du Tripode, venu un soir de novembre 2014 à la librairie Charybde en libraire invité, présentation que l’on peut écouter ici.
Charybde2, le 14 juin 2017
Chris Marker La Jetée - Ciné-roman - éditions de l'Eclat
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