Le Paris insomniaque de Rémy Soubanère
Rémy Soubanère rend hommage à l'Alphaville de Jean-Luc Godard dans sa série Insomniaque dans les rues de Paris. A mixer d'étranges atmosphères et raconter son histoire, il développe une vision abstraite qui fait écho à celle d'un Godard imaginant le futur en se servant uniquement d'imagerie surréaliste et de cadrages inventifs. La terreur est lovée au creux des images, comme si les autorités surveillaient les dissidents de leurs hélicoptères afin de mieux les tracer. Soubanère suggère ainsi que société et technologie sont devenues si oppressives que les habitants n'ont d'autre solution que de se fondre dans les interstices de la cité pour y trouver refuge, face à l'omniprésence de la surveillance.
Dans le film, Lemmy Caution parcourt Alphaville, filmant les absurdités de la cité pour ceux qui vivent en dehors de ses limites. Il affirme être trop fatigué pour faire la différence entre ce qui fonctionne et ce qui ne va pas, laissant à sa caméra le loisir de témoigner, seule arme contre la fatalité…
En même temps, Soubanère est immergé dans la banlieue parisienne qui rend compte du violent climat politique actuel. Il affirme : " c'est l'endroit où je vis, au moment où je le vis. Je trouve les choses aussi surnaturelles que démesurées et cela stimule mon imagination, me ramenant à Alphaville et d'autres films d'atmosphère passés. "
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Ses images sombres sont aussi pesantes que désolées. Ses lieux délaissés sont noyés dans la pénombre où des infrastructures en acier dominent, à marquer l'absence actuelle d'humanité dans ces vastes étendues créées par l'homme qui laissent le spectateur dans un état d'hébétude face à l'automation en cours.
Comme pour toutes les grandes séries, celle de Soubanère, a un côté prescient, il l'a démarré en 2015, avant même les attentats parisiens et l'élection de Trump aux USA. Comme pour Godard ou le 1984 d'Orwell, c'est l'idée d'un contrôle qui fait le fil de son histoire. Le livre d'Orwell est, rappelons-le, le plus lu en Amérique depuis l'arrivée de Donald Duck au pouvoir. Le côté prémonitoire des clichés est indéniable. Il repose aussi sur la concept du Dispositif de Michel Foucault qui mêle discours, institutions, aménagements architecturaux, règles et lois. En d’autres termes, le dispositif est constitué de dit (les discours) et de non-dit (les formes architecturales, par exemple). C'est le « lieu d'inscription des techniques d'un projet social, agissant par la contrainte et visant le contrôle des corps et des esprits.»
L'autre approche de Rémy Soubanère vient de sa réflexion sur le travail des photos d'architecture de Bernd et Hilla Becher qui, dit-il: "pensaient faire un travail objectivement neutre, quand celui-ci ne reposait en fait que sur l'obsession. On peut redouter l'avancement technologique, mais il a bien été créé par l'humanité."
De même qu'il cite encore le chapitre 2+2 = 5 de 1984 à propos de Trump. "Les humains n'ont pas besoin de connaître la vérité, ils ont seulement besoin de croire en quelques chose. Les pouvoirs d'aujourd'hui l'ont bien compris qui s'en servent à l'envi."
Il n'est pas étonnant, dès lors, de trouver des slogans du style "A mort big brother" graffités sur les murs. Dans une dystopie totalitaire où la liberté de dire - voire de penser - est sévèrement réprimée, des formes plus subtiles de révolte doivent émerger. Comme dans 1984, ces formes doivent emprunter d'autres voies et devenir si intelligentes qu'elles ne doivent résonner que pour ceux qui sont concernés. Alors, avec son appareil photo, qui le rend invisible, Soubanère déclenche au moment précis où la lumière dessine un A sur les murs souterrains. Un A seulement visible par ceux qui vivent à l'écart. Et un A qui ne signifie plus Alphaville, mais plutôt Anarchie …
Texte de Francesca Cronan et photos de Rémy Soubanère. Traduction et adaptation de Jean-Pierre Simard (avec LensCulture) le 9/05/17
Insomniaque dans les rues de Paris de Rémy Soubanère