L'AUTRE QUOTIDIEN

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Le Poisson-Chien est un objet-livre plus que singulier

Road novel presque immobile, sanglant et excité, insensé et jouissif en diable, autour d’un poisson qui doit rester chien sous peine du pire.

JE RAME.
HUIT MILLE TROIS CENT TRENTE JOURS, CINQ HEURES, TRENTE-HUIT MINUTES QUE JE RAME. TRENTE-NEUF MINUTES.
Le tour du monde à la force du poignet. Galérien de la houle quarante minutes j’ai traversé les océans, essuyé les pires tempêtes, échappé à un cachalot sodomite, tutoyé une plate-forme pétrolière saoudienne dont l’équipe partageait également son temps à forer dans la mer de Chine et à chignoler dans les bordels thaïs… J’ai même sympathisé avec un vieux congre qui avait sillonné toutes les mers du globe et baragouinait une soupe de langues aussi disparates que peu mélodieuses, une tour de Babel effilée comme un sabre, découpant les eaux tièdes d’un mouvement de queue métronomique qui n’était pas sans m’évoquer… Non, rien.
Quarante et une minutes. Il faut que j’accélère. Les requins s’approchent.

J’ai les bras tétanisés. Mes muscles ont triplé de volume en moins de quatre ans quarante-deux minutes à chaque coup de rame, mes biceps, en se contractant, exercent une telle pression sur mes maxillaires que mes dents se déchaussent. J’en recrache deux ou trois toutes les minutes. Heureusement, elles repoussent en quelques secondes. Mais mon canot se dégonfle, lentement, mais sûrement. De temps en temps, je me penche en avant – en surveillant mes arrières à cause du cachalot – pour souffler dans la valve. J’ai maintenant de l’eau jusqu’à la taille quarante-trois minutes un des requins, parmi les plus hardis, saute sur l’embarcation dans l’espoir de m’embrasser sur la bouche. Je le décapite, d’un coup de rame précis et note, à son haleine caoutchouc, qu’il vient d’avaler un homme-grenouille. Mais le squale est tenace, il ne lâche jamais sa proie. Et sa proie, c’est moi. Il s’approche, sa tête a repoussé, hydre immonde et affamée, il est énorme – au moins trois cents livres -, un mètre cinquante au garrot, l’œil interlope qui menace, les bas qui filent dans les charentaises, la blouse en nylon marron à motifs.
ATHANAAAAASE. TU SORS DE LA BAIGNOIRE AVANT DE TE TRANSFORMER EN TÊTARD, TU VIDES TON BAIN, ET TU VAS TAILLER LA HAIE. DÉPÊCHE !
JE VOUS PRÉSENTE LUCY, MA FEMME. TERRE A TERRE, CASTRATRICE ET AVALEUSE DE RÊVES.
NOUS SOMMES MARIÉS DEPUIS HUIT MILLE TROIS CENT TRENTE JOURS, CINQ HEURES, QUARANTE-QUATRE MINUTES.

C’est en 2006 que paraît à La Volte cet objet plus qu’étonnant conçu par l’écrivain et illustrateur Laurent Rivelaygue. On peut réellement ici parler d’objet plutôt que de livre, tant l’ensemble des ressources du graphisme, de la typographie, de l’illustration et de la mise en page sont mises à contribution pour composer une féérie noire et baroque qui ne ressemble à nulle autre.

AVIDA ENTOURE ROMÉO DE SON BRAS PROTECTEUR, LUI PARLE DE FORMES, DE COULEURS, DE MATIÈRES, UN PEU. NE T’INQUIÈTE PAS, JE M’OCCUPE DE TOUT, CONCENTRE-TOI SUR TA PEINTURE. ELLE EST ÉMUE, LES YEUX BRILLANTS DE JOIE CONTENUE, ELLE FIXE LES PRIX, FAIT MONTER LES ENCHÈRES, PARLE ANGLAIS DANS SON PORTABLE, LES ZÉROS DÉFILENT, PILES DE BILLETS ET CHÈQUES À RALLONGE, YES AVIDA DINEROS SPEAKING, ELLE ALLUME, ELLE SÉDUIT, ELLE EMBALLE, CONVAINCANTE, ELLE VEND DÉJÀ, ET ELLE ENCAISSE À MORT.

Il faudra sans doute pour la lectrice ou le lecteur, malgré les allures de tourbillon totalement débridé que prend la narration, être un peu attentif pour suivre les diverses couses de fond entreprises, en chassé-croisé hautement rusé, par le propriétaire du poisson rouge Albert Fish, qu’il considère comme un chien (et que l’on ne détromperait qu’à ses grands risques et périls), par le grand-père Frankstein jadis écrasé par un éléphant, par J.J. Bokmunst, l’auteur rarement découragé d’une Cyberencyclopédie expérimentale, partielle et anarchique à l’usage exclusif des oubliés de la culture et des naufragés du savoir, par Treffendel Monterfil, artiste contemporain auteur d’une remarquable tour Eiffel en allumettes aux faux airs de sexe masculin en érection (dont le journal intime précieusement écrit sur cahier d’écolier ne vous laissera pas indifférent), par Avida Dineros, redoutable galeriste, marchande d’art et assoiffée de sexe qui jongle avec les artistes, les amants et les millions, par les frères Goronov, policiers plongés simultanément dans plusieurs enquêtes à tiroirs et dans le tournage d’un documentaire dont ils sont les héros, par Axelina Axelina, Suédoise mystérieusement devenue guichetière à la gare après une carrière que l’on pourrait aisément juger interlope, par Edward Frankstein, médecin et bien d’autres choses encore, par Roméo Frankstein, cinq ans,  déclaré à l’improviste artiste hautement rémunérateur, par Ramono Striker, le marteau-pilon, par le toujours prêt Gill Bates, taxidermiste, armurier et représentant de commerce universel, par Billy Bone, dont la véritable nature ne pourra apparaître que fort progressivement, par Athanase Lubbert, sportif dans sa tête, veuf volontaire et expert en substances à même d’augmenter les performances de toute nature, ou encore par Mama N’Bistouk, voyante extra-lucide et prêtresse vaudou, capable d’interpréter les signes du vermicelle dans les bouillons de onze heures et les soupes à la tête de bouc, ou les mouvements des lettres de Scrabble, et de plusieurs autres personnages essentiels qui se glisseront dans l’intrigue le moment venu.

JE COURS SUR CE QUAI, QUE JE MAUDIS, JE ME MAUDIS AUSSI,
ET JE VOIS AU LOIN, CE MAUDIT TRAIN,
QUI TRACE SA ROUTE MÉTALLIQUE, ET JETTE AU CIEL SES VOLUTES,
ET ME CRACHE A LA GUEULE DES « PAUVRE CON » QUI FONT MAL.
DEMAIN, JE REVIENDRAI.

Tissu insensé de métaphores usant de tous les degrés d’humour et de référence envisageables, road movie presque immobile où le sang gicle néanmoins à chaque pas ou presque, entre les espaces dédiés au sexe omniprésent, miroir hideusement déformant et néanmoins totalement joueur des motivations qui font aller – dit-on – la société, « Poisson-chien » est tout cela – et pas mal d’autres choses encore, appelant à lui et absorbant aux doses nécessaires aussi bien la grande farce poétique d’un Vladimir Sorokine (« Le lard bleu », 1999) que les scènes d’absurde intimiste d’un Jean-Marc Agrati (« Le chien a des choses à dire », 2003), mixant sur son techno-beat échevelé les accents des séries « Supernatural », « Fringe », « Breaking Bad » et « Mad Men », au moins, ou encore aussi bien la danse obsessionnelle de Daniel Fohr (« Un mort par page », 2007) que les rituels animaliers, ludiques et oniriques de David Calvo (« Elliot du Néant », 2012).

UNE LARME DE HAINE GLISSE SUR SON VISAGE TRANSPARENT, SON DOIGT M’INDIQUE LA SORTIE.
FURIEUSEMENT.

Un roman résolument membre de cette étrange confrérie pour laquelle le terme « inclassable » a été inventé, et n’a pas été galvaudé – et pour lequel l’un des deux exergues proposés par Laurent Rivelaygue prend rétrospectivement tout son sens, au moins autant que celui de James Ensor : « Un critique a écrit que mes tableaux n’avaient ni début, ni fin. Il ne l’entendait pas comme un compliment, mais c’en était un. Un beau compliment. » (Jackson Pollock). Et enfin, ce qu’en dit superbement Hard Cover sur son blog est ici.

Laurent Rivelaygue

Poisson-Chien de Laurent Rivelaygue, éditions La Volte
Charybde2 le 23/03/17
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