Collections particulières, regards particuliers, par Nina Rendulic
J'ai toujours eu une inclination particulière pour l'accrochage des collections particulières. Inclination probablement quelque peu "voyeuriste". Finalement, dans ma conception romantique des collectionneurs d'art, ces œuvres sont "orphelinisées" : arrachées des univers intimes de leurs propriétaires, décrochées de leurs murs, decontextualisées, elles appellent un regard bienveillant et offrent une vue inédite.
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Pour célébrer les dix ans de sa fondation pour l'art contemporain, Antoine de Galbert a proposé en 2014 l'accrochage d'un millier de tableaux, dessins, photographies, installations et sculptures provenant de sa collection particulière sur les murs blancs de laMaison rouge. Pas d'époque privilégiée - si ce n'est qu'une affection du collectionneur pour l'art contemporain, pas de technique mise au premier plan, pas de thème de prédilection, pas de cartels et aucune évocation de l'identité des artistes - si, sur les bornes interactives ou une application smartphone (Curieux, vous ne jouez pas le jeu!). Une pléiade d'œuvres anonymes était là, à occuper les murs en silence éclatant et dans un ordre éclectique et... sans commissaire. En vue de minimiser toute influence critique dans l'organisation de l'accrochage, c'est une intelligence artificielle qui a tranché sur le positionnement de chaque œuvre. Antoine de Galbert l'expliquait ainsi :
L’idée de cette exposition est née de l’observation quotidienne de ma bibliothèque, où le classement alphabétique des monographies crée d’invraisemblables voisinages. Jean Dubuffet cohabite avec Marcel Duchamp sur le même rayonnage. Cette "arche de Noé" me donne la sensation que tous les artistes naviguent sur le même fleuve pour les mêmes raisons, comme le remarque Christian Boltanski : " Que ce soit Aloïse, moi ou un artiste du 16e siècle, ce sont les mêmes questions qui sont posées : la mort, la recherche de la beauté, la nature, le sexe... Les sujets en art sont très limités. Seuls les mots et les vocabulaires diffèrent (...)".
On détourne avec fraîcheur et subversion les codes institutionnels : le rapport aux oeuvres est une affaire personnelle, subjective, une affaire de regard, et pas un regard sur le contexte. Ici, le regard se porte sur les synergies aléatoires, sur l'ensemble, et si les œuvres individuelles s'effacent en faveur d'une harmonie plurielle, de l'émergence d'une sur-œuvre composite et monumentale, aucune œuvre n'est effacée. Au fil des visites (car il était impossible de tout embrasser d'un seul regard), au fil des humeurs, les regards s'aiguisaient sur un tel ou tel fragment...
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Très loin du vacarme joyeux de la sur-oeuvre de Galbert, le Musée Jacquemart-André expose en ce moment, et jusqu'au 10 juillet, une partie de la collection particulière d'Alicia Koplowitz, femme d'affaires espagnole à la tête du Grupo Omega Capital et l'une des plus grandes collectionneuses d'art de notre temps. Cinquante-deux oeuvres, peintures et sculptures, accrochées chronologiquement et choisies avec grand soin par deux commissaires, écrivent une histoire de l'art particulière : les bustes romains côtoient les sculptures de Giacometti, Bourgeois ou González (Buste féminin, mon leitmotiv), les tableaux de Goya ceux de Tiepolo, Guardi, Canaletto, mais aussi de Van Gogh, Schiele, Picasso, Van Dongen, Modigliani, ou encore Freud, De Kooning, Rothko, Barceló...et la liste est longue. Avec de telles têtes d'affiche, l'exposition ne peut qu'être victime de son succès : les afflux de curieux amateurs du beau inondent les salles étroites, les températures montent, la frustration est palpable.
Or, il émerge de cette collection une quiétude particulière, un regard de femme sur le monde, une vue intime sur l'histoire de l'art : au-delà des époques, de la pluralité des styles et des artistes, les oeuvres de la collection de Koplowitz se rejoignent dans la fréquence de la représentation du portrait féminin. Choix délibéré ou oeuvre de l'inconscient? Pablo Melendo Beltrán, l'un des commissaires de l'exposition, affirme le suivant :
Alicia Koplowitz ne s'en était pas rendu compte. C'est lorsque nous lui en avons parlé, en préparant l'exposition, qu'elle a pris conscience du caractère féminin de sa collection. Il y a, sans doute, une part d'inconscient.
Une part de l'inconscient, qui dirige toute réflexion théorique : car l'art est d'abord une affaire du beau, et le beau n'est pas mesurable.
Deux collections (très) particulières, deux regards particuliers sur les choix de l'accrochage. Si les méthodes adoptées pour ces deux expositions sont radicalement différentes, leur appréhension critique ainsi que l'expérience affective qu'elles offrent se rejoignent sur un point : tout compte fait, l'art se reflète dans l'oeil de celui qui regarde, et chaque oeuvre, avant d'être théorisée, encadrée, (dé)contextualisée, offre une expérience esthétique intime et un millier de regards différents.
Nina Rendulic
Nina Rendulic est née à Zagreb en 1985. Aujourd'hui elle habite à 100 km au sud-ouest de Paris. Elle aime les chats et la photographie argentique. Elle vient tout juste de terminer une thèse en linguistique française sur le discours direct et indirect, le monologue intérieur et la "mise en scène de la vie quotidienne" dans les rencontres amicales et les dîners en famille. Vous pouvez la retrouver sur son site : ... & je me dis