L'AUTRE QUOTIDIEN

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Enquête sur les dessous du travail en prison

Publiée en 2010 dans la collection Mutations des éditions Autrement cette enquête approfondie conduite par Gonzague Rambaud, avec l’aide de Nathalie Rohmer, constitue l’un des très rares travaux français à destination des non-spécialistes permettant de se faire une idée de toute première main – et éventuellement de dissiper bien des approximations et bien des fantasmes – à propos des réalités du travail en prison contemporain.

«On délocalise en Chine ou on sous-traite en prison ?» Certains patrons de PME, concessionnaires d’ateliers pénitentiaires ou sous-traitants de grandes entreprises (L’Oréal, Bic, La Redoute, Yves Rocher, Bouygues, etc.) ont fait leur choix. Pour un entrepreneur prêt à tout pour rogner ses coûts de fabrication, les prisons françaises offrent des conditions de travail similaires à la Chine ou à la Roumanie, les frais de transport et le décalage horaire en moins.
Excepté dans les établissements et services d’aide par le travail – Esat, anciennement centres d’aide par le travail (CAT) -, spécialisés dans l’emploi de salariés handicapés, où peut-on rémunérer son personnel 3 euros bruts de l’heure ?
En France, hormis en prison, où peut-on (légalement) faire travailler des femmes et des hommes sans contrat de travail ?

Le travail documentaire en amont, interrogeant un corpus de sources fort solide (rapports parlementaires, documents administratifs publics, enquêtes plus anciennes), résonne habilement avec l’ensemble des entretiens réalisés, tant auprès d’anciens détenus que de responsables de l’administration pénitentiaire, sur le terrain ou au ministère, de responsables industriels faisant appel au travail en prison que de responsables des partenariats public-privé développés hâtivement depuis la loi Chalandon de 1987. Les différences entre les diverses opinions émises et les perspectives qu’elles ouvrent me semblent bien rendues, jusque dans les contradictions manifestées par certains acteurs en cours d’entretien, ou à quelques semaines de distance.

Si les grands noms de l’industrie française manient l’art de la litote, certains patrons de PME peuvent répondre plus sèchement lorsqu’ils sont amenés à réagir sur leur activité en prison. Ainsi, les entreprises Wittendal, Smartech ou Pascual, après avoir tenté de savoir comment leurs coordonnées avaient été transmises, objectent une fin de non-recevoir en raccrochant très promptement. La colère s’entend aussi chez ce concessionnaire qui perd son sang-froid au point de se livrer à des menaces physiques, avant de se reprendre et d’accepter de témoigner anonymement. (…) Les concessionnaires et leurs donneurs d’ordre veulent évoluer en prison en toute discrétion. Pas question pour les responsables travail de l’AP de mettre en avant les noms des entreprises clientes des concessionnaires, comme le résume Dominique Orsini : « Quand on va voir les concessionnaires, ils nous disent : « Surtout ne photographiez pas ça, ne dites pas que j’ai untel comme client ». »

Depuis 1987, le travail n’est plus obligatoire dans les prisons françaises. Néanmoins, les contradictions intriquées autour de cette possibilité facultative n’ont peut-être jamais été aussi explosives qu’en ce début de 21ème siècle. Côté détenus, tout d’abord, le travail est pour les uns une nécessité quasiment vitale, car, aussi dramatiquement modeste en soit la rémunération, ces quelques heures obtenues à la discrétion de l’administration demeurent le seul moyen de « cantiner » (et de l’extérieur, on oublie trop souvent à quel point, en prison, et contrairement à de délétères images d’Épinal colportées ici et là, tout se paie – et cher – à part le très strict minimum vital), alors qu’il est pour les autres un esclavage qui doit être refusé. Pour tous, en revanche, il conditionne en partie non négligeable l’obtention des remises de peine, malgré son caractère très discrétionnaire. Les diverses associations de défense des droits des prisonniers ont beau rappeler régulièrement que la peine de prison est une privation de liberté, et non une humiliation ou une exploitation forcenée, l’ambiguïté demeure, renforcée par l’extrême variété des pratiques locales, au-delà de ce que la loi indique et de ce que préconisent les éventuelles directives centrales. Côté administration ensuite, si la mission de facilitation de la réinsertion par le travail en prison est régulièrement mise en avant officiellement, la réalité et les aveux aisés de la part du terrain sont bien différents : les travaux proposés, à de très rares exceptions près (d’autant plus notables, il est vrai), sont à très faible valeur ajoutée, très peu qualifiants, et de fort peu d’utilité quant à un futur emploi après la prison : la mission principale assignée en réalité au travail, sur le terrain pénitentiaire, est de de sécurité, car tous s’accordent pour dire que les détenus occupés à travailler (ou devant faire en sorte d’obtenir ces précieuses heures rémunérées 3, 5 ou 7 euros) sont infiniment plus calmes et faciles à gérer. Côté entreprises, on l’a vu, la discrétion est en général de mise, car si l’aubaine économique est ici réelle, le risque pris vis-à-vis de l’opinion publique est loin d’être anodin, entre pourfendeurs de l’esclavagisme « de facto » que constitue cette pratique, et, à l’opposé, consommateurs qui dénient d’avance aux détenus le fait de pouvoir gagner de l’argent (même fort peu) alors qu’ils sont réputés « nourris, logés, blanchis ». De toutes ces données qualitatives et quantitatives recueillies en 2008-2009, il se dégage en effet que, majoritairement, dans un univers économique de chômage élevé, de précarité croissante, l’idée que les détenus puissent avoir un accès au travail « normalement » rémunéré (ce qui est très loin d’être le cas) passe mal auprès d’une grande partie de la population, le droit et la justice tendant ici – comme dans d’autres domaines – à s’effacer face à un faux « bon sens » bien commode par ailleurs.

Et ce ne sont pas les 100 prisonniers payés 800 euros bruts et plus pour des activités professionnelles pointues et à responsabilité qui risquent de mettre l’AP dans le rouge. En cumulé (6 550 postes au service général et 1 000 postes à la RIEP), la masse salariale des détenus, ponctionnée sur les deniers directs de l’AP, reste infime en comparaison de ce que les directions de chaque prison devraient payer si elles rémunéraient, ne serait-ce qu’au Smic, des salariés libres pour effectuer, par exemple, le ménage ou la cuisine.

Le volet final de l’enquête, consacré aux prisons « privées » déléguées à de grands opérateurs tels que Bouygues, GDF-Suez ou Sodexo (éventuellement sous des noms de filiales un peu plus discrets) montre de son mieux les limites de la formule, mais aussi les quelques avancées procurées (sur fonds publics, de facto) en matière de travail, car les opérateurs semblent développer ici, assez souvent, de meilleurs pratiques qui leur sont réclamées par certains directeurs, en échange des lucratifs contrats d’entretien, de restauration ou de transport de prisonniers. C’est cet aspect des choses que développe d’ailleurs, à propos des prisons américaines, l’excellent web-documentaire « Prison Valley » (2013) de David Dufresne (dont on peut lire par ailleurs le remarquable « Tarnac, magasin général » paru en 2012) et Philippe Brault.

Dans un environnement lentement mouvant, avec les effets de la loi de 2009 qui n’étaient qu’esquissés à la publication de l’ouvrage (on pourra juger de certains changements intervenus via France Info ici ou Libération ), cet ouvrage ayant déjà six ans demeure un précieux éclairage sur une réalité trop méconnue à propos de laquelle, plus que pour d’autres encore, les idées fausses et les préjugés rôdent allègrement.

 Le travail en prison – Enquête sur le business carcéral de Gonzague Rambaud, éditions Autrement, collection Mutations


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