Katrin Backes et Sylvain Tanquerel : dans le noir, aussi, des animaux
Il existe des expositions qui se vivent avec le corps entier. On y plonge les yeux fermés et on n'en sort pas indemne car elles révèlent des corrélations entre la perception immédiate, et une mémoire constitutive, enfouie. Telle est "Les Animaux du noir", exposition de photographies de Katrin Backes et Sylvain Tanquerel, présentée au Muséum des sciences naturelles d'Angers jusqu'au dernier jour de l'année.
Katrin Backes et Sylvain Tanquerel partagent le même amour envers une étrangeté poétique. Lui, metteur en scène, spécialiste d'Artaud, poète du surréel et elle, photographe, des corps doux et laiteux, de la terre et ses êtres, du temps qui passe à travers les vies. Ensemble, ils se consacrent à un travail de poésie visuelle. Ainsi, "Les Animaux du noir" est le fruit de leur plus récente collaboration, aux airs d'une complicité symbiotique. Qui a appuyé sur le déclencheur? Qui a écrit des textes de présentation? Qui a fait la mise en espace? Quelle importance : Katrin et Sylvain travaillent véritablement à quatre mains...
PLONGER DANS LE NOIR
La procédure, à première vue, simple : s'immiscer dans les réserves obscures du Muséum pour y photographier des animaux empaillés, puis exposer les images en noir et blanc dans une salle à seules quelques dizaines de mètres d'autres tigres, écureuils, papillons et cerfs immobiles et qui regardent avec leurs yeux en cristal. Or dans la genèse créative du duo rien n'est simple, rien n'est banal.
Rideaux noirs. Derrière, couloir noir s'ouvrant sur une grande pièce et une plus petite. Murs noirs. Une mise en scène méticuleuse : l'obscurité qui embrasse, et des trous de lumière, des spots qui jettent des faisceaux étroits sur les 21 photographies exposées. Cadres noirs, mais pas de verre et un papier infiniment mat : les regards pénètrent très loin dans la profondeur des images. Aucun cartel. Après tout, l'oeuvre, c'est l'ensemble, l'oeuvre au noir...
DE LA NATURE VERS L'ART
Il s'opère ici un puissant travail de transformation, celle de la nature en l'art. Les objets de taxidermie - animaux poussiéreux, immobiles et inquiétants, figés après leurs derniers instants pour imiter une vie qui n'est plus - se métamorphosent en sujets artistiques, se détachent de leur nature, morte, et semblent reprendre vie dans le jeu photographique des ombres et des lumières. Sur chaque image un détail qui surprend - aspect satiné et froid des écailles d'un reptile, douceur du pelage d'un lapin effrayé, verticale immobile d'une cigogne, mais, plus que tout, leurs regards... La force des regards en cristal captés par l'appareil photographique fait naître dans les regards des spectateurs l'émerveillement et l'angoisse. Les animaux jaillissent du vide et s'immiscent dans notre imaginaire collectif tels des monstres de notre enfance. Les artistes l'expliquent :
(...) "l'inquiétante étrangeté" qui nous saisit semble provenir de ce qui, dans cette obscurité, se trouve en réserve . Virtualité du noir. Comme si les animaux s'y tenaient prêts, suspendus dans l'attente et sur le point d'apparaître, de surgir à notre rencontre. Prêts à revenir dans notre regard.
Ainsi, le travail artistique rejoint le travail d'interprétation : une re-construction est ici à l'oeuvre, celle de l'imaginaire, les animaux du noir deviennent ombres de nos propres monstres, ou de ceux des artistes, peut-être, mais immobilisés, décontextualisés, insensiblement les épouvantes s'adoucissent, se figent, et laissent apercevoir la richesse de leurs - de nos regards.
LE SOUFFLE. DER ATEM. LA VIE.
Enfin, le punctum de l'exposition : trois petits trous dans le mur, presque invisibles, qui révèlent des images numériques défilant sur l'écran, des fragments d'animaux, ils apparaissant et disparaissent au rythme d'un souffle qui semble fatigué, et dont l'écho recouvre le lieu entier de l'exposition. La force de ce souffle anime le spectateur, le réveille, en lui offrant un autre regard sur les images, un regard dans le temps. Un jour le souffle s'arrêtera, comme les animaux, déjà immobiles, or il reste, il restera des regards d'un émerveillement étrange posés sur la vie, et la vie continuera, même sous d'autres formes...
Finalement, ce qu'ont réussi ici K. Backes et S. Tanquerel, c'est ce qui a manqué dans l'exposition "Dioramas" au Palais de Tokyo l'été dernier : mettre en scène les animaux empaillés tout en créant une illusion du vivant qui questionne, en faire des objets autres, seuls en mesure de réveiller l'imaginaire et, par conséquent, remplir leur rôle d'oeuvres d'art.
Katrin Backes et Sylvain Tanquerel : "Les Animaux du noir" -> 31/12/2017
Museum des Sciences Naturelles, 43 rue Jules Guitton, 49100 Angers
* Les images accompagnant cet article ont été réalisées par moi-même, à travers le trou dans le mur où défilaient les photographies numériques. Faute de capter le souffle, j'ai souhaité exprimer la nature fugace des regards des/sur les animaux. Les photographies originales de Backes & Tanquerel présentées à l'exposition sont infiniment plus réussies.
Nina Rendulic le 11/12/17
Nina Rendulic est née à Zagreb en 1985. Aujourd'hui elle habite à 100 km au sud-ouest de Paris. Elle aime les chats et la photographie argentique. Elle vient tout juste de terminer une thèse en linguistique française sur le discours direct et indirect, le monologue intérieur et la "mise en scène de la vie quotidienne" dans les rencontres amicales et les dîners en famille. Vous pouvez la retrouver sur son site : ... & je me dis