L'AUTRE QUOTIDIEN

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Les Métamorphoses transfigurées par Marie Cosnay

Est-ce que les rêves ont un poids ? Marie Cosnay ressuscite la fête du langage mutant d’Ovide. Il y a souvent comme un moment de frémissement et de saisissement, juste avant de plonger dans une nouvelle traduction d’un texte majeur, d’un texte canonisé qui hante la bibliothèque mentale classique de la lectrice ou du lecteur, depuis si longtemps, parfois.

Commencés au tout début du Ier siècle, et achevés en exil au bord de la mer Noire (dans l’actuelle Constantsa roumaine), ces quinze livres écrits en hexamètres dactyliques constituent sans doute l’une des œuvres les plus célèbres de la littérature en latin de l’époque romaine, somme mythologique thématisée autour de la notion de transformation, nourrie des études grecques détaillées de leur auteur comme de leur vulgarisation et adaptation italiennes qui sont alors en plein développement, à Rome ou ailleurs – et également l’une des œuvres latines à la postérité la plus fournie, jusqu’à notre époque parfaitement contemporaine (c’est ainsi que Yoko Tawada par exemple, Japonaise écrivant en allemand, nous offrait en 2000 « Opium pour Ovide », une réécriture de 22 des métamorphoses canoniques en femmes allemandes actuelles).

Mêlant joyeusement le cosmique et l’anecdotique, les origines du monde et les escapades amoureuses, les « Métamorphoses » portent certes un enjeu encyclopédique, que la plupart des traductions établies ont célébré et magnifié au fil des années : elles constituent la source principale qui nous soit parvenue pour bon nombre de personnages mythologiques ayant par ailleurs largement disparu. Mais c’est surtout de leur enjeu de langage, primordial, que Marie Cosnay, qui enseigne aussi le latin sans se contenter d’écrire de somptueux romans tels que « À notre humanité » (2012), « Cordelia la guerre » (2015) ou « Aqueró » (2017), s’est emparé dans cette édition publiée chez L’Ogre en octobre 2017, édition à laquelle elle aura travaillé près de dix ans.

C’est la fin de l’histoire. Les filles de Minyas encore
se pressent au travail, méprisent le dieu qu’on fête, le profanent.
Quand soudain, on entend sans les voir des tambourins aux sons
rauques, une flûte au bec crochu
et des bronzes qui tintent et résonnent, on sent la myrrhe et le crocus :
et, c’est trop pour le croire, les toiles verdissent,
un tissu suspendu y pousse à la façon du lierre,
d’autres se changent en pieds de vigne, tout ce qui était trame
devient sarment, des fils de chaîne sortent les pampres,
la pourpre donne de l’éclat aux grappes qu’elle teinte.
On en avait fini avec le jour, le temps arrivait
où tu ne peux pas dire si c’est la nuit ou la lumière,
peut-être les confins d’une nuit incertaine avec de la lumière.
Soudain les toits tremblent, les grasses torches, on dirait
qu’elles brûlent, la maison resplendit de feux roux,
de fausses images de bêtes sauvages hurlent.
Alors sous les toits fumants les sœurs,
ici, là, de lieu en lieu, fuient feux et lumières :
elles cherchent les ténèbres, une membrane se tend le long
de leurs petits membres, dans une aile fine elles ferment leurs bras :
comment ont-elles perdu leur ancienne figure ?
À cause des ténèbres, on ne sait pas. Aucune plume ne les soulève,
elles se soutiennent de leurs ailes transparentes,
elles essaient de parler, c’est une voix minuscule comme le corps
qu’elles émettent, elles poussent en cris stridents des plaintes légères,
elles occupent les toits, pas les forêts, elles détestent la lumière,
volent de nuit et tiennent leur nom de Vesper’, étoile du soir.
(Livre IV, 389-415, Les chauve-souris)

Les métamorphoses racontées, suggérées, évoquées, affirmées, scandées ici par Ovide sont bien entendu autant les divers stratagèmes divins mis en œuvre par les puissants pour atteindre leurs fins amoureuses, séductrices et sexuelles que les stratégies de fuite élaborées par certaines proies et victimes de ces attentions envahissantes. Elles sont aussi autant de batailles et de résignations, de conquêtes et d’échappatoires, de récompenses et de punitions. Mais toutes procèdent d’un art consommé de la narration, du rebondissement et de l’incise, du jeu authentique avec le mot et avec son empennage, art auquel certaines traductions plus anciennes que celles-ci ne rendaient peut-être pas pleinement justice. En mêlant ici plusieurs registres aussi puissants que nécessaires, Marie Cosnay a su sans aucun doute rendre à la phrase versifiée d’Ovide sa profonde capacité de pénétration, sa fluide et persistante volonté de contournement des cuirasses cognitives, son flot / flow de rappeur bien avant la lettre comme son clignement d’œil discret de conteur africain : « Ce qui est permis ? Nous ne savons pas encore, tout est permis ! / Nous croyons tout permis et suivons les exemples des grands dieux. / Ni un père sévère, ni le respect de la réputation, / ni la peur ne nous empêchent. C’est bon d’avoir peur ! »

Il n’y a plus de forêts quand lasse de le poursuivre
tu tombes, les cheveux sur la terre dure,
Biblis. Couchée, tu presses de ton visage les feuilles mortes.
Souvent, dans leurs bras tendres, les nymphes, Lélèges,
essaient de la soulever ; souvent, elles lui recommandent de soigner
son amour, à l’âme sourde elles offrent des consolations.
Muette, couchée, elle tient sous ses ongles les herbes vertes,
Biblis, et mouille le gazon d’une rivière de larmes.
On dit que les naïades ont installé ici une source
intarissable. Que pouvaient-elles offrir de mieux ?
Aussitôt, comme des gouttes de résine tombent de l’écorce fendue,
comme le bitume compact jaillit de la terre qui le porte,
comme à l’arrivée du Zéphyr qui souffle doucement
l’eau, durcie par le froid, se réchauffe au soleil,
ainsi, épuisée de larmes, Biblis, petite-fille de Phœbus,
se change en fontaine et encore aujourd’hui, dans ces vallées,
elle porte le nom d’une femme et coule sous l’yeuse noire.
(Livre IX, 649-665, Biblis et Caunus)

Certaines des métamorphoses surviennent dans un cadre presque bucolique, tandis que d’autres prennent place au milieu d’un véritable film d’horreur. Toujours, la puissance brutale de la métaphore affleure, prête à bondir sur sa proie, et il fallait un travail en profondeur sur le verbe français pour faire certainement ré-émerger cette brutalité joueuse sous la phrase latine que l’on aurait tort de voir avant tout comme polie, policée, et simplement joliment cadencée. Dans ses hexamètres, Ovide manie sans hésiter le tranchant de la lame comme le ruissellement des fluides vitaux soudain libérés de leurs enveloppes : Marie Cosnay donne à ces forces l’espace nécessaire, et sait préserver aussi bien le mystère sibyllin de leur fugacité, par instants, que la cruauté sans ménagements des envoûtements pratiqués. « Je ne sais pas, beau garçon, qui tu feras mère, / mais j’ai les mêmes parents que toi, / tu ne seras que mon frère. Ce qui nous sépare est ce que nous avons. / Mais que veulent dire mes visions ? Quel / poids ont mes rêves ? Est-ce que les rêves ont un poids ? » Et c’est ainsi qu’un texte classique parmi les classiques, avec ses deux millénaires d’existence, ressurgit pour nous frapper, beauté enflammée de la littérature jamais résignée, jamais lissée, jamais assagie.

Au milieu du monde, il est un lieu, entre terre, mer
et plages du ciel, frontière du monde triple,
d’où l’on voit ce qui est partout, même loin des régions,
où toute voix pénètre dans les oreilles creuses.
La Rumeur y vit. Elle s’est choisi une maison sur les hauteurs,
avec d’innombrables accès, mille ouvertures sur les toits,
aucune porte pour fermer l’entrée.
De nuit, de jour, la maison est ouverte. Tout entière de bronze sonnant.
Tout entière elle vibre, renvoie les paroles et répète ce qu’elle entend.
Aucun repos, aucun silence, en aucun lieu.
Ce n’est pas du bruit, mais un murmure de petite voix,
comme les vagues de la mer, si on les écoute
de loin, comme le son quand Jupiter fait claquer
les nuages noirs, des derniers grondements du tonnerre.
La foule vit dans l’entrée. On y va, on y vient, peuple léger.
Des inventions mêlées de vérité y flânent,
des milliers de rumeurs, des paroles confuses y roulent,
comblent de leurs discours des oreilles vides,
colportent les récits, et la taille du mensonge
croît. Un nouvel auteur ajoute quelque chose a ce qu’il a entendu.
Ici sont la Crédulité, l’Erreur sans scrupule,
la Joie vaine, les Terreurs d’épouvante,
la jeune Révolte, et les Murmures dont on ignore l’auteur.
Tout ce qui passe dans le ciel, sur la mer
et sur la terre, la Rumeur le voit. Elle mène l’enquête dans le monde entier.
(Livre XII, 39-63, Légendes de la guerre de Troie)

Ovide

Ovide, Les Métamorphoses, traduction de Marie Cosnay, éditions de l'Ogre

Charybde2

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