L'AUTRE QUOTIDIEN

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Quand le cyberpunk décrypte l'actualité, c'est William Gibson qui s'y colle !

Au lendemain du 11 septembre, saisir au plus près la marchandisation de l’image et de l’art, et ses résonances politiques.

TRILOGIE BLUE ANT n°1

Cinq heures de décalage horaire made in New York. Cayce Pollard se réveille à Camden Town, cernée par les loups affamés de son cycle circadien chamboulé.
Elle traverse la fatidique non-heure d’inertie spectrale. Les déferlements limbiques lui affolent le cerveau. Ce bon vieux reptile demande à tort et à travers du sexe, de la nourriture, l’oubli, tout en même temps…
Rien de tout cela n’est possible pour l’instant, pas même la nourriture : la nouvelle cuisine de Damien est aussi vide que les élégantes vitrines récupérées chez un designer de Camden High Street. Étagères supérieures en plastifié jaune poussin, les plus basses en contreplaqué laqué, aulne et bouleau mêlés. Le tout très propre, presque désert, à part une boîte contenant deux pains de Weetabix complètement secs et quelques sachets de tisane épars. Rien dans le frigo allemand étincelant, qui sent le froid et les monomères longs.
À cet instant, en entendant le bruit blanc qu’est Londres, elle est certaine que la théorie de Damien sur le décalage horaire est juste : son âme immortelle est loin derrière elle, au-dessus de l’Atlantique, tractée sur quelque fantomatique cordon ombilical dans le sillage de l’avion qui l’a menée jusqu’ici. Les âmes voyagent moins vite, suivent à leur allure. Il faut les attendre à l’arrivée, comme une valise perdue.

Cayce Pollard est une chasseuse de tendances et une évaluatrice de logos. Dans un monde des années 2000 de plus en plus gouverné par les signes, elle a développé une intuition presque surnaturelle, peut-être liée à ses nombreuses phobies tenues soigneusement secrètes et à une attitude fort paradoxale vis-à-vis des marques, à part vis-à-vis de quelques très proches, pour savoir ce qui fonctionnera, en termes de sémiotique inconsciente et de surf sur la mode esthétique et visuelle. Convoquée à Londres pour une de ses missions, elle accepte une quête un peu particulière, puisqu’il s’agit de débusquer l’auteur éventuel d’un film déjà devenu mythique (et comptant parmi ses passions personnelles indéniables), dont seuls des fragments mystérieux hantent les recoins de la toile et d’une communauté de fervents amateurs s’élargissant à vue d’œil.

Quatre heures plus tard, elle est sur le réformateur d’un studio Pilates, dans une allée chic appelée Neal’s Yard. La voiture et le chauffeur de Blue Ant attendent dans la rue, un peu plus loin. Le réformateur est un appareil très long, très bas, presque inquiétant, évoquant Weimar avec tous ses ressorts. Elle s’allonge, les jambes écartées en appui contre la barre du bout. La plateforme matelassée sur laquelle elle repose roule d’avant en arrière sur des glissières d’acier, les ressorts chantant tout bas. Dix comme ça, dix sur les orteils, dix avec les talons… à New York, elle fait cela dans un centre de fitness fréquenté par des danseurs professionnels, mais là à l’écart, ce matin, elle pourrait être la seule cliente. L’endroit vient d’ouvrir, et ce genre de chose n’est peut-être pas encore très populaire ici. Sans parler de l’ingestion de toxines archaïques, typique du monde-miroir. Ici, les gens fument et boivent comme si c’était bon pour la santé. Ils semblent encore filer le parfait amour avec la cocaïne. Le prix de l’héroïne a baissé, d’après ce qu’elle a lu. Le marché est encore saturé par la vente à perte des réserves d’opium afghanes.

Lorsque Cayce Pollard fait son apparition en 2003 chez William Gibson, celui-ci est déjà l’auteur consacré de, entre autres, deux trilogies ayant marqué l’histoire de la science-fiction et de la littérature : celle initiée avec le roman « Neuromancien » en 1984, considérée comme l’un des grands emblèmes fondateurs de l’influent courant littéraire cyberpunk, et celle démarrée avec « Lumière virtuelle » en 1993, souvent considéré comme l’un des textes réintroduisant la lutte des classes, jadis jugée dépassée, dans la science-fiction contemporaine. Avec « Identification des schémas » (traduit en français en 2004 par Cédric Perdereau chez Au Diable Vauvert), William Gibson prouvait à nouveau qu’il est l’un des auteurs les plus pénétrants et intelligemment visionnaires opérant depuis un bon quart de siècle, alors même que ce roman-ci ne se soucie plus, en apparence, de « futur », mais se présente comme tout à fait contemporain du lendemain de la destruction du World Trade Center, au sein de ce monde, le nôtre, dit tout simplement « post-11 septembre ».

Elle est venue aux frais de Blue Ant. Une petite société (en termes de personnel permanent), installée à l’international. Plus postgéographique que multinationale. Cette agence s’est dès le début vendue comme une forme de vie rapide et efficace dans une écologie publicitaire de mastodontes herbivores. Ou comme une forme de vie à base carbone entièrement née du front lisse et ironique de son fondateur, Hubertus Bigend. Un Tom Cruise belge nourri de sang de vierge et de truffes en chocolat.

Mêlant avec soin les développements de la marchandisation de l’art et du design aux raffinements mafieux contemporains, les systèmes de sécurisation et de cryptage aux communautés de réseaux sociaux, publics ou occultes, alors à peine en gestation, William Gibson inscrit l’esthétique et la fraternité au cœur d’une toile complexe, ramifiée et absorbante, et contribue une fois de plus à modifier les frontières de nos perceptions des genres littéraires et des arts politiques.

Stonestreet exhale une rivière de fumée.
– Eh oui, il faudrait.
Ils regardent tous les deux Cayce. Qui fixe Dorotea dans les yeux.
– Prête, quand vous voulez.
Dorotea déroule la ficelle sous le bouton le plus proche de Cayce. Soulève le rabat, saisit entre pouce et index.
Silence.
– Allez, ponctue Stonestreet en écrasant sa Silk Cut.
Dorotea tire un carré de papier cartonné, vingt-sept centimètres d’arête. Le montre à Cayce.
Il y a un dessin. Une sorte de gribouillis au pinceau japonais, un trait noir et épais. Elle y reconnaît la marque de fabrique de Herr Heinzi lui-même. Pour Cayce, on dirait un spermatozoïde en syncope, par le dessinateur underground américain Rick Griffin, en 1967. Elle sait tout de suite que pour les obscurs standards de son radar interne, cela ne fonctionne pas. Elle ne sait pas comment, mais elle le sait.
Mais elle imagine soudain la foule d’ouvriers asiatiques qui pourraient, si elle disait oui, passer des années à appliquer des interprétations de ce symbole sur une marée incessante et écrasante de chaussures. Quel sens aurait-il pour eux, ce spermatozoïde sautillant ? Finirait-il par pénétrer leurs rêves ? Leurs enfants le dessineraient-ils sur le trottoir avant de connaître son sens de marque ?
– Non.
Stonestreet soupire. Pas très fort. Dorotea range le dessin dans son enveloppe, sans prendre la peine de la refermer.
Le contrat de Cayce pour une consultation de ce type stipule qu’on ne lui demandera en aucun cas de critiquer, ou de donner le moindre conseil créatif, le moindre apport que ce soit. Elle n’est là que pour servir de réactif humain très spécialisé.

William Gibson

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