L'AUTRE QUOTIDIEN

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Cox ou la course du temps, les aventures de l'avant-garde horlogère européenne du 18ème siècle en Chine

L’épopée du plus célèbre horloger d’Europe défié par l’empereur dans la Chine magnifique et cruelle du XVIIIème siècle.

Toujours à l'Ermitage de Saint Petersbourg, l'horloge du paon, réalisée par le joaillier anglais James Cox entre 1779 et 1781, une libellule marque les secondes, les animaux sont tous animés de mouvements lorsque la pendule sonne, le coq chante... 

«Cox aborda la terre ferme chinoise sous voiles flottantes le matin de ce jour d’octobre où l’empereur de Chine, Qianlong, l’homme le plus puissant du monde, faisait couper le nez à vingt-sept fonctionnaires des impôts et agents de change.
Des nappes de brouillard s’étiraient par cette agréable journée d’automne sur l’eau lisse du Qiantang dont le lit sablonneux, se ramifiant en bras secondaires, avait été profondément excavé par plus de deux cent mille travailleurs forcés munis de pelles et de corbeilles afin que, conformément aux vœux de l’empereur, une erreur de la nature fût corrigée et que ce fleuve, rendu navigable, reliât la mer et la baie de Hangzhou à la ville.»

«Horloger et constructeur d’automates en provenance de Londres, maître de plus de neuf cents micro-mécaniciens, bijoutiers-joailliers, orfèvres et ciseleurs», Alister Cox a parcouru pendant sept mois les mers depuis Southampton pour se rendre en Chine à l’invitation de l’empereur Qianlong. En compagnie de son bras droit Jacob Merlin et de deux assistants fidèles, il débarque en 1753 dans le port de Hangzhou puis à la cour de l’empereur, monarque absolu qu’on appelle le Très-Haut ou le Seigneur des dix mille ans.

Souvent invisible et indéchiffrable lorsqu’il se montre enfin, l’empereur consacre ses journées à la calligraphie et à la poésie, et à asseoir le sentiment de son omniprésence et de son omnipotence, en démontrant à son peuple sa domination qui s’étend jusque sur le cours des fleuves, les paysages et le passage des saisons. Ses invités occidentaux vont peu à peu comprendre pour quel dessein Qianlong les a conviés, non pour compléter sa fabuleuse collection d’horloges et d’automates, mais pour qu’ils conçoivent une horloge à la mesure de son pouvoir sur le temps lui-même.

L’horloge atmosphérique de James Cox (1760)

«Qianlong, invisible ou étincelant d’or rouge et de soie, était omniprésent ; un Dieu. Mais bien qu’il eût achevé à Hangzhou, suivi d’une cohorte de plus de cinq mille courtisans, sa tournée d’inspection de sept provinces et s’apprêtât à rejoindre Beijing avec une flotte de trente-cinq vaisseaux par le Grand Canal, une voie d’eau creusée uniquement pour lui, pas un seul habitant de la ville, pas même un seul parmi les plus éminents dignitaires, ne l’avait encore aperçu durant son séjour. Il est vrai que l’empereur n’avait pas à fatiguer ses yeux à la vue des calamités de la vie quotidienne ni à épuiser sa voix en conversations et en discours. Ce qui était à voir ou à dire, il y avait des sujets pour le voir et le dire à sa place. Et lui – lui voyait tout, même yeux fermés, entendait tout, même quand il dormait.»

Personnage inspiré à l’auteur par l’horloger britannique James Cox, qui ne s’est jamais rendu en Chine, mais qui créa dans les années 1760 une horloge à mouvement perpétuel avec son associé John Joseph Merlin, Alister Cox ainsi que ses compagnons sont traités  par l’empereur comme des hôtes de marque, mais néanmoins assignés à résidence dans leur atelier et leur chambre, manipulés comme les figures vivantes mais mécaniques d’un automate aux règles et rituels incompréhensibles. Toutes les ressources d’or, de pierres et de matériaux précieux sont accordées aux étrangers pour la réalisation des horloges souhaitées par l’empereur dans leurs résidences où le temps lui-même semble être suspendu, un miracle que seule la littérature et le rythme lent de l’écriture poétique, scintillante et précise de Christoph Ransmayr peuvent accomplir.

Dès son premier roman, «Les effrois de la glace et des ténèbres», l’écrivain autrichien, grand voyageur familier des cultures et philosophies orientales, avait entraîné le lecteur vers des contrées lointaines. Au-delà de sa beauté somptueuse de peinture chinoise aux couleurs flamboyantes et changeantes avec le passage des saisons, ce roman publié en 2016, remarquablement traduit de l’allemand par Bernard Kreiss pour les éditions Albin Michel en 2017, réussit à transmettre l’atmosphère étrange, incompréhensible, superbe et cruelle de ce pays et de l’entourage du souverain, dans la ville pourpre de Beijing puis dans son palais d’été à Jehol, dans une société régie par une multitude de règles et de protocoles complexes, bruissant de rumeurs et de conspirations étouffées, frappant par la cruauté des châtiments infligés à quiconque s’oppose aux volontés de l’empereur Qianlong.

L’empereur Qianlong par Giuseppe Castiglione (1757)

«À présent, il voguait lui-même à bord d’un palanquin à travers les ténèbres. Comme si le cortège de gondoles de la veille, en décrivant une longue courbe à travers la neige et les cours désertes, l’avait suivi jusque dans ses rêves et l’avait pour finir rattrapé, pris en charge et transporté dans la réalité de ce matin noir, Cox se retrouvait assis à côté de Kiang, dans un réduit garni de soie. Frissonnant, il sentait se déployer, grandir irrésistiblement en lui une sensation qui devait être de la peur. Car une chose était d’avoir simplement entendu parler d’un homme dont la puissance était telle qu’il pouvait décider de la vie et de la mort de tout un chacun sans qu’aucune objection jamais ne le retienne – une autre d’aller à la rencontre de cet homme et de tomber à genoux devant lui.

À Londres, bizarrement, à travers les courbettes et les belles manières de ses émissaires, l’empereur de Chine était apparu comme une figure radieuse, magnétique et somme toute, séduisante. À présent, cette figure prenait les traits d’un tout-puissant invisible dont la volonté et les caprices avaient force de loi, d’un despote entiché d’horloges et d’automates qui pouvait le tuer d’un mot, voire d’un simple signe dont le sens n’apparaîtrait à Cox qu’au moment fatidique.»

S’il ne réussit pas à dire de bout en bout les vacillements intimes et existentiels de son héros brisé par la perte de sa fille adorée et le mutisme irréparable de sa jeune épouse, et bouleversé par la favorite de l’empereur, comme une réincarnation fugace des femmes qu’il a aimées, «Cox ou la course du temps» forme un grand roman épique et une méditation d’une beauté de laque sur la relation entre le pouvoir et l’art, entre la démesure du pouvoir absolu et la fragilité de l’existence humaine.

Christoph Ransmayr

Christoph Ransmayr - Cox ou la course du temps - éditions Albin Michel
Charybde7 le 6/11/17 
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