L'AUTRE QUOTIDIEN

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L'Ailleurs de la vérité dans un monde numérique, de Ry David Bradley

Que faire quand la réalité n'est plus une donnée objective, mais une moment de l'image?  C'est la problématique de Ry David Bradley avec cette exposition Post-Vérité à l'heure des pixels et de la réalité augmentée. Le numérique ouvre une nouvelle réalité, comment s'y faufiler ? 

Notre environnement est fait de compressions, d’algorithmes, d'illusions et de vitesses de connexion. Un paysage en .dpi et .zip - éternel va-et- vient entre haute et basse définition -, de mots-clefs et de réseaux. Amas de photos stockées dans la mémoire vive des smartphones, photos publiées sur les réseaux, prises de vues en continu par des caméras de surveillance... Que deviennent les images lorsque nous dormons, que la mécanique est en veille ou tourne dans le vide ? Ces images fantômes continuent leurs vies, redevenant squelettes en lignes de codes, le langage des machines. Au moment du téléchargement des images, cet instant qui les déterre de leurs mondes invisibles, il y a souvent du flou : le flou des pixels qui cherchent leur forme définitive. L'image est myope comme un vieux sfumato. L'instabilité du flou numérique, son esthétique, l'imaginaire et les perspectives plus ou moins obscurs qu'il provoque, hante l'œuvre de Ry David Bradley, artiste qui explore les marges de la peinture et sa réinvention à l'ère digitale, et que l'on pourrait qualifier de «parapeintre », en hommage à l'autoproclamé «paraphotographe» Robert Heinecken dont le travail questionnait les images du XXè siècle.

Ry David Bradley, Bodyscan II, 2017 Dye Transfer on Velvet, — 80 × 120 cm Courtesy of the artist & Galerie Derouillon, Paris

« La technologie numérique va bien au-delà d’une invention, d’un outil ou d’un genre. C’est un nouveau paysage à part entière, une nouvelle biologie, qui nous transforme tout autant que nous la transformons, et qui pourrait un jour se retrouver sur la lune ou à l’intérieur de notre corps. Quoiqu’il arrive, nous sommes déjà esclaves du numérique. » (1), affirmait le critique d’art Jerry Saltz à propos de la Triennale « Surround Audience » au New Museum (New York, 2015). Puis il ajoutait : « Même William Gibson, l’homme qui inventa ce terme, affirma récemment que : ‘Il y a encore peu, le cyberespace était un ailleurs spécifique... Aujourd’hui, le cyberespace s’est retourné. Il s’est retourné de l’intérieur. Il a colonisé l’espace physique. » Né à la fin des années 1970, Ry David Bradley est de la génération du sample et du remix, traversant une histoire de l’art compressée, digérée et démultipliée par Internet. Une génération vivant et créant au rythme de la 4G, pour qui la réalité est, par nature, augmentée, et qui voit dans le 2.0 une formule quasi préhistorique. Autant d’amis artistes réunis par RDB sur son blog www.paintedetc.com (2), une savante compilation en ux des travaux de nombreux autres « sémionautes » (3) - terme utilisé par Nicolas Bourriaud pour qualifier ces artistes devenus moteurs de recherche - qui naviguent « dans un océan de signaux. »

LES FRONTIÈRES DU RÉEL

De l'obscurité des cavernes préhistoriques aux profondeurs abyssales du Dark Net, l'art ne cesse de se réinventer dans les marges souterraines de ses territoires, avec à chaque époque ses outils, de l'aréographie à la peinture en spray en passant par la réalité virtuelle. RDB réinvente son langage en utilisant les outils de son temps (les logiciels 3D, Photoshop, les lunettes de réalité virtuelle), tout en questionnant sans cesse les (dis)continuités de l'histoire de l'art. Son travail questionne la frontière géographique des territoires et celle du passage à l’illégalité (Access All Areas, 2015). Il cible la frontière parfois floue entre l'abstraction et la figuration, passant de la représentation de paysages tirés d'images préexistantes qu'il retravaille à des flous totalement créés par des combinaisons d'algorithmes, comme des détails de peau scannée puis zoomée. Le numérique est horizontal, sur le modèle du participatif, alors RDB remet en cause le statut sacré et intouchable de l'art en permettant aux regardeurs de modifier ses pièces à l'aide d'un pinceau mousse qui laisse une marque éphémère sur le support velours utilisé par l'artiste, précieux tissus permettant de retrouver grâce à un processus d'impression DIY la saturation et la luminosité des écrans, tout en laissant des empreintes de nos traces comme nos mains le font sur les écrans tactiles (Unvalley Valley, 2016). RDB questionne aussi les échos et confrontations entre peinture et photographie, photographie et réalité virtuelle, image et codage, 2D et 3D, passé et présent. Son travail s'intéresse alors à l'impressionnisme et à sa réinvention au 21è siècle. D'ailleurs, semble-t-il nous dire, les écrans et la réalité virtuelle d'aujourd'hui n'étaient-il pas, hier, les tableaux et la peinture qui proposaient déjà une autre manière d'augmenter la réalité ? Et le pointillisme de Georges Seurat n'anticipait-il pas les actuels pixels ?

Ry David Bradley, Bodyscan III, 2017 Dye Transfer on Velvet, — 80 × 120 cm Courtesy of the artist & Galerie Derouillon, Paris

« Avec l’exposition Post Truth II, je fais en quelque sorte référence à la réalité sociale ; nous sommes de plus en plus conscients que les faits sont construits de toute pièce, pouvant ainsi être manipulés, et que nous sommes en train de retourner vers une situation néo-féodale où les grandes sociétés sont devenues les nouveaux dirigeants. Je veux montrer le monde tel que le perçoit une machine à travers un dispositif de détection de mouvements, et la façon dont cette vision du monde est liée aux premières peintures et aux sentiments qu’elles provoquent », explique l'artiste. Sa première exposition à la Galerie Derouillon met en scène un corps à corps : celui de l'intime (des faux détails de peau) et du défensif (l'armure, comme un pare-feu ou un signe de pouvoir), étrange confrontation du public avec une armée féodale et futuriste, regards vers le futur sur fond cinématographique. L'artiste se joue des entre-deux, plaçant son travail entre réalité (virtuelle ou non) et industrie du spectacle. L'impression (des sentiments, mais aussi des images) prend le pas sur le factuel et sur la connaissance, écho volontaire au concept de « post-vérité » (4) qui tend à analyser les manipulations rhétoriques politiciennes contemporaines.

« Nous réclamons pour tous le droit à l’opacité » (5), écrivait Edouard Glissant, réflexion sur l’idéal de transparence prôné par les sociétés occidentales (pour mieux comprendre) en opposition à l’obscur (qui tendrait à exclure). « Des opacités peuvent coexister, confluer, tramant des tissus dont la véritable compréhension porterait sur la texture de cette trame et non pas sur la nature des composantes (...). L’opaque n’est pas l’obscur mais il peut l’être et accepté comme tel. Il est le non-réductible ». Cette opacité incompressible à l'œuvre chez Ry David Bradley éclaire, depuis son apparition, les chemins de l’art.     (Hugo Vitrani)

JP Simard ( avec galerie)

1. “Digital’s Bitches’: The New Museum Triennial”, New York Magazine, March 9, 2015.
2. PAINTED, ETC est un blog créé par Ry David Bradley en 2009 qui a pour but de documenter ce que subit la peinture depuis sa collision avec la culture du web 2.0, et qui jouit d’un public mondial de plus de 150 000 abonnés. Il archive de manière périodique ces changements au fil du temps.
3. Nicolas Bourriaud, Postproduction, La culture comme scénario, comment l'art reprogramme le monde contemporain, Lukas & Sternberg, 2002.
4. «Post-truth» a été choisi comme mot de l’année par le dictionnaire britannique oxford. Il fait référence « à des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles ». https://en.oxforddictionaries.com/word-of-the-year/word-of-the-year-2016, accessible le 18/01/2017.
5. Edouard Glissant, Poétique de la Relation, Paris, ed. Gallimard, 1990.

Ry David Bradley - Post Truth II    -> 1 février /4 mars 2017
Galerie Derouillon   38, rue Notre Dame de Nazareth   75003 Paris

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