L'AUTRE QUOTIDIEN

View Original

En Méditerranée, Sébastien Ménard rythme les frontières à l'odeur du gasoil

D’une force rare, un « Sur la route » orbitant autour de la Méditerranée, dans l’asphalte, le carburant et la poussière d’humanités perdues.

39 fantômes

Qui vont sur des pistes défoncées Carpates
traversent des campements de fortune
cabanes en plastique feux de camp – la
caisse carcasse elle file torrent de boue
la carlingue elle frotte dans les ornières
pauvre corps tremblé.

Qui s’exclament silencieux béats complets
devant les montagnes du Maramureş
mutilés mutins mes « monstres morts »
– morts pour quelques instants ils
n’existent pas souvent ils ne vivent pas tout
le temps.

Qui debout sur le vent du col de Borşa leurs
yeux même yeux de fantômes – voient les
mendiants gamins assoiffés et marques
ça reste ça stagne – fer plus chaud que
l’horizon éclaté de vert jaune.

J’ai très rarement rencontré une telle langue, une telle organisation minutieuse du propos des mots et des images, au service d’une dérive géographique devenant sous les yeux de la lectrice ou du lecteur projet politique et poétique d’une formidable puissance. Publié en octobre 2015 dans la collection La Machine Ronde animée par Mahigan Lepage (à qui l’on doit le beau « Big Bang City ») et Guillaume Vissac chez publie.net, ce road book est de ceux qui, résolument, peuvent changer la donne en littérature. Condensant – pour en exprimer la grise et étonnante substance – neuf ans de pérégrinations en voiture, en vélo ou à pied, dans les Balkans, le Maghreb ou le Moyen-Orient syrien, mobilisant la poussière (beaucoup de poussière, avec cette épaisseur particulière qu’elle prend lorsqu’elle absorbe les graisses de cuisson et les huiles automobiles), les viandes et les légumes grillés à la diable autour de feux improvisés, le plastique déliquescent et omniprésent des truck stops, la buée sur les vitres sales et les halos qu’elle engendre sur la route, ou encore l’asphalte défoncé retournant à sa pulvérulence d’origine, « Soleil gasoil » transforme les confins (ceux de « Last and Lost » ou de « Gens des confins », précisément, mais aussi, de plus d’une manière, ceux de « La ligne des glaces » ou de « Ma Syrie ») en un étonnant « Mediterranean Orbital », qui aurait troqué la féroce dérive érudite d’un Iain Sinclair pour celle, poisseuse et odorante, des chachliks indistincts furieusement partagés, de ci de là, sous leurs noms toujours variables.

Photo : ® Diafragm / AnCé t

Qui München Ljubljana Zagreb Belgrade
égrènent – chapelet mantra nuitamment
chanté essoufflés soufflant – fumée de
clope entre champs de maïs et buildings
avec horizon brume et notre langue d’autoroute.

Qui quadrillent l’Europe et récitent
La Traversée des États au volant du
diesel – le raffut que ça fait entre les
bielles entre nos corps toute une nuit
se déchire au prix du gasoil et nous
– on n’y verra – rien.

Qui Lindbergh dans le bleu nuit ou
mécanos d’occasion passagers du diesel
– fumée de clope dans l’habitacle – vieille
tire des particules noires en suspension –
sur les routes de l’Est et bitume bitume.

Qui vident leurs verres à l’accordéon dans
des basses-cours basses-cours basses-
cours – et se diluent dans le flou sous le
soleil s’estompe une langue de bitume d’ici
vers l’horizon – ce souvenir lui-même dans
le flou et ploc et ploc la goutte à
l’alambic.

Photo : Ⓒ Diafragm / AnCé t

Une photographie bizarrement acérée, dont les nébulosités même – naturelles ou artificielles – portent le sens, résonnant au plus haut point avec cette parole poétique parfois clairsemée parfois brutalement densifiée, égrenée d’un air faussement paisible, pouvant à chaque instant se saisir d’urgence, une photographie accompagne chacun de ces textes, « 39 fantômes », « l’odeur du gasoil à la frontière syrienne », « Ramallah les étoiles » (qui hisse les notes de bas de page en poésie à part entière, à l’image de certains des plus redoutables travaux de P.N.A. Handschin), « Carnet des plaines » (dont le phrasé distinctif et indirect rappelle aussi les nouvelles du « Chien a des choses à dire » de Jean-Marc Agrati), « Dans cette plaine », « Génération poussière » (dont le violent contraste entre l’ici et l’ailleurs prend certains accents du « Carnet Lambert » de Pierre Escot), « La route » (comme une sorte de gigantesque synthèse itinérante, en 50 vignettes légèrement hallucinées), et enfin « Des voix parlent (encore) dans le noir » (comme un cri à peine retenu qui rend avec éclat la route et la poussière à leurs contenus pleinement politiques, lorsque canalisation, rétention, confiscation et fortification deviennent les maîtres mots de l’heure).

Ces presque 400 pages brûlent, mais baignent aussi dans l’étrange lumière d’un soleil noir qui n’est pas uniquement désespéré. Et c’est bien ainsi que la langue et la poésie, tirant leur force de leur humilité, sont grandes, actives et indispensables.

Dictionnaire intérieur
Liste des questions que t’a déjà posées un homme ou une femme armé dans un aéroport (chacune de ces questions pouvant être répétée au moins deux fois de façon différente) :
parlez-vous anglais – parlez-vous d’autres langues – quel est votre nom – où êtes-vous né – êtes-vous venu seul – comment s’appellent vos amis – où vous êtes-vous rencontrés – combien de temps comptez-vous rester ici – quelle est la raison principale de votre venue – êtes-vous déjà venu – en quelle année êtes-vous venu – où comptez-vous vivre – pouvez-vous répéter – parlez-vous arabe – tarkem arabi – pourquoi apprenez-vous l’arabe – connaissez-vous quelqu’un sur place – pouvez-vous donner le nom et l’adresse des personnes que vous connaissez sur place – est-ce que quelqu’un vous attend à la sortie de l’aéroport – êtes-vous musulman – de quelle somme d’argent disposez-vous sur votre compte – quelle est votre adresse mail – quel est votre numéro de téléphone – quelle est l’adresse mail de votre père – où est né votre père – où est née votre mère – quel est son nom – quelle est son adresse mail – quel est le nom de votre grand-père paternel – quel est le nom de votre grand-mère maternelle – où sont nés vos grands-parents – êtes-vous déjà allé dans des pays arabes – pour quelle raison vous êtes-vous rendu au Liban en 2008 – pour quelle raison vous êtes-vous rendu au Maroc en 2006 – pour quelle raison souhaitez-vous vous rendre en Syrie – connaissez-vous quelqu’un en Syrie – avez-vous rencontré quelqu’un dans le bus – pourquoi voyagez-vous seul – pouvons-nous joindre un membre de votre famille – quel est le nom du père de votre ami – où est né votre ami – pourquoi vous intéressez-vous à ces gens – pourquoi vous intéressez-vous à la Palestine – pouvez-vous donner le nom d’un artiste arabe – connaissez-vous Mahmoud Darwich – savez-vous que Mahmoud Darwich symbolise la résistance palestinienne – savez-vous que Mahmoud Darwich est mort – savez-vous où est enterré Mahmoud Dariwh – pour quelle raison avez-vous choisi ce pays – croyez-vous que nous faisons confiance au consulat français – où va votre vol – pouvez-vous ouvrir votre sac – pouvez-vous poser votre sac dans la machine – pouvez-vous récupérer votre sac – pouvez-vous porter votre sac là-bas – pouvez-vous déposer à nouveau votre sac dans la machine – pouvez-vous reprendre votre sac – excusez-nous la machine ne fonctionne pas bien ce soir – pouvez-vous déposer tous les objets que vous avez sur vous dans le bac mais gardez vos vêtements – pouvez-vous me dire d’où provient cet ordinateur – pouvez-vous me dire si cet objet est bien votre chargeur d’ordinateur – pouvez-vous me dire votre nom – pourquoi êtes-vous venu ici – connaissez-vous quelqu’un ici – pourquoi votre chargeur d’ordinateur sonne-t-il dans le détecteur d’explosifs – avez-vous toujours eu votre chargeur d’ordinateur avec vous – où avez-vous posé votre chargeur d’ordinateur pendant votre voyage – où se situe votre maison – quel est le nom du quartier – quel est le nom du propriétaire – viviez-vous seul ou bien avec d’autres gens – quelle était leur nationalité – pouvez-vous ranger votre sac – pouvez-vous récupérer vos objets personnels – pouvez-vous me suivre – pouvez-vous mettre vos objets personnels dans ce bac – pouvez-vos enlever vos chaussures et les mettre dans le bac – pouvez-vous lever les bras et vous tourner – pouvez-vous enlever votre chemise – pouvez-vous enlever votre pantalon – pouvez-vous lever les bras et écarter les jambes – ne bougez plus – habillez-vous – pouvez-vous récupérer vos affaires – quel est votre vol – suivez-moi – comptez-vous revenir.

 

Sébastien Ménard - Soleil Gasoil - édition Publie.Net
Charybde2
l'acheter ici