L'AUTRE QUOTIDIEN

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Entre la soie de mer et le contraire d'un poème (Cagliari encore et toujours), par Serge Quadruppani

Donc, retour à Cagliari pour le "Festival de littérature appliquée" avec pour thème cette année "Utopies sans limites". On a eu le temps de faire un tour à Calasetta, la cité d'origine du poète Marc Porcu, de traverser un petit bout de mer jusqu'à Carloforte, l'île habitée par les descendants d'une colonie gênoise venue de Tabarka quand le sultan ne voulut plus d'elle et de revenir à Sant'Antioco, île devenue presqu'île par son pont (source de moins de profits douteux que celui de l'Ile de Ré) où officie une merveilleuse sorcière, Chiara Vigo.

 

la soie de mer à l'état brut

En psalmodiant des refrains hébraïques millénaires, ou en murmurant des chansonnettes françaises ("mon papa ne veut pas que je chante la polka"), elle tisse la soie de mer, le bisso, la barbe de moules géantes, dont on faisait les vêtements des pharaons et des prêtres de Jérusalem, le plus précieux, le plus léger des tissus. Dans tout le Bassin méditerranéen, il semble qu'elle soit la seule à posséder encore, comme elle dit, le "calibre dans les doigts", qui lui permet de sentir la juste pression nécessaire au microgramme près pour tirer de cette matière brute (qui ressemble, je suis désolé, à des poils pubiens) un fil d'une incroyable légèreté.


Le lendemain, enregistrement d'une émission de Radiosbarra, qui comme son nom l'indique, se préoccupe de ce mystère humain: l'existence des prisons. Je retrouve des amis, les deux bibliothécaires de Buoncammino, la prisonCagliari, récemment disparue au profit d'un établissement moderne, c'est-à-dire doté d'un surcroît d'inhumanité. On parle de l'utilité des livres et de la littérature en prison. Dario lecteur émérite du festival nous lit un poème de Bruno et plus tard, le poète Bruno nous montre sa permission de sortie pour la journée. En lisant ce parfait échantillon de langage bureaucratique qui est à la langue ce que les murailles sont au grand air, je suis frappé d'une idée: ce que j'ai là, sous les yeux, c'est l'exact contraire d'un poème.


Le soir, Wu Ming 2,  et Il Wu Ming Contingent son excellent groupe musical nous donnent un concert, où les textes tirés de Il sentiero luminoso psalmodiés par lui sont transfigurés par une musique rock particulièrement efficace.

 

La sorcière sarde de la soie…

…est aussi une excellente show-woman…

Le festival se déroule en divers lieux au charme puissant: ici, la place San Domenico, où piano et violoncelles ont accompagné un hommage à Miguel Hernandez

Le soleil cogne mais il fait bon dans le restaurant

Les restaurants populaires italiens, où la nourriture est presque toujours meilleure que dans les restaus populaires français se distinguent aussi par deux types de décor: le bric à brac poussiéreux ou le style morgue, comme ici, à la Baleine (Cagliari) où le poisson est excellent

De gauche à droite Rinaldo Schirru, poète et ex-bibliothécaire de Buoncammino, Marc Porcu, poète et traducteur

Bruno, autre ex-bibliothécaire de Buoncammino et poète

Le contraire d'un poème

La table de la rencontre, où je suis fier de figurer en si bonne compagnie: Sandro Bonvissuto et un livre pour l'abolition des prisons

 

Giovanni psalmodie un passage de "Invisibel ovunque" dernier ouvrage collectif des Wu Ming: camarades écrivains, si vous êtes un peu las des sages rencontres en médiathèques et que ça vous intéresse d'être écoutés par un petit millier de personnes, vous savez ce qu'il vous reste à faire.


Essayiste, traducteur et éditeur littéraire libertaire français, auteur de romans policiers et traducteur de la série des Commissaire Montalbano d'Andrea Camilleri, Serge Quadruppani tient un blog où il s'exprime sur l'actualité "en attendant que la fureur prolétarienne balaie le vieux monde" : Les contrées magnifiques