Maurice G. Dantec : la voix sur les cendres, par Yannick Bourg
Portrait crashé de Maurice G. Dantec par Yannick Bourg. Un hommage en finesse pour en finir avec beaucoup d'a priori sur un personnage atypique qui dégoûtait les bonnes volontés et s'en tapait royalement (au bar). Lors de la tournée promo qui accompagnait la sortie de son roman " Villa Vortex ", Maurice Dantec fut invité à un dîner en ville, les bourgeois aiment s'entourer d'artistes, si possible sulfureux, leur conversation est tellement pittoresque, n'est-ce pas. On ne sait ce qui prit la maîtresse de maison de vouloir connaître les opinions politiques de ses convives mais elle osa le leur demander. Le voisin de Maurice Dantec déclencha l'hilarité générale en déclarant " Moi, eh bien, moi, je suis marxiste, tendance Groucho, bien sûr, ah, ah ah! ", ce à quoi répondit Dantec " Oh, moi, ( ... ), moi je suis franquiste. Tendance Dali. " Et l'écrivain de conclure l'anecdote: " Un iceberg prend lentement possession de la pièce. "
Que voulez-vous rétorquer à un type pareil, qui en quelques mots a le don de se mettre à dos presque tout le monde, et dont le genre d'humour polaire est insaisissable. C'est que Maurice Dantec est infréquentable, la maîtresse de maison aurait dû le savoir, ou quelqu'un aurait dû l'avertir.
Comme si c'était simple de se débarrasser de lui avec les quelques mots qu'il utilise pour se présenter aujourd'hui: " écrivain combattant, chrétien et sioniste ". Comme c'est facile de l'épingler comme raciste, fasciste, américaniste primaire, en oubliant les tensions qui le traversent et qu'il expose, en oubliant, par exemple, en quels termes il traite Le Pen ( et ça faisait rigoler sans qu'on cherche à comprendre ce qu'il voulait exprimer à son sujet par " ultra gauchiste ", alors qu'on peut observer l'adhésion au FN du gugusse Alain Soral, soit l'alliance " rouge-brun " que recouvrait " ultra gauchiste ".)
Dantec me fait penser à la face longtemps haïe de Clint Eastwood. Pas l'incurable solitaire romantique mais l'inspecteur Harry, l'abominable que tous les gauchistes détestaient dans les années 70, l'homme qui, dans un rictus, encourageait le malfrat à terre à s'emparer de son arme en lui disant: " Make my day, punk! " ( Clint Eastwood, dans une interview, déclarait: " Je me sens attiré par des personnages à la recherche d'une sorte de rédemption, d'une sorte de réconciliation avec leur âme. " ) Comme il y va, Clint. Dantec, pour le dire crument, c'est l'éthique et l'esthétique Dirty Harry transposée et transfigurée dans le " monde du verbe ". Pourtant, jusqu'à la parution du Tome 1 de son journal, " Manuel de survie en territoire zéro ", explorant les facettes d'une anthropologie expérimentale scientifique, portant sur la culture toujours à vendre ou les mini-ghettos des communautés minoritaires, exposant des analyses socio-géo-économico-bio-politiques et historiques ou le concept de " l'homme, synthèse disjonctive ", tout allait encore bien. En 1995, " Les racines du mal " avait été unanimement salué comme " le roman pop des années 90 ", et en 98, " Babylon Babies " ( où s'élaborait la mise en place d'une Mafia-Monde, thème que développera " Villa Vortex " ) valait à Dantec de figurer sur la couverture des Inrocks, presse et médias unanimes, dithyrambes, les ventes suivaient, et Gallimard salariait même son auteur.
Puis, patatras, en 2003, le Tome 2 de son journal, narrant les étapes de sa conversion au christianisme, a refroidi toutes les ardeurs. On ne lui pardonna pas de verser dans le mysticisme, on lui reprocha son anti-rationalisme, son anti-positivisme ( critiques émises par ceux qui ne voient, eux, le SALUT que dans la science; et quand on sait le peu de crédit moral qu'on peut accorder, au vu de l'histoire, aux scientifiques, on est en droit de se poser la question de ce que poursuivent intellectuellement ces derniers, ne se souciant le plus souvent que de leur but sans se préoccuper des moyens et/ou ne se souciant que de leurs moyens sans interroger la finalité de leurs recherches. )
Dantec déclarait la guerre ( des mots ) à ceux qui érigent, une bonne fois pour toutes, des dogmes: scientifiques, politiques, artistiques ( et littéraires donc ). Son journal est une machine offensive. Un prototype affolant. A l'intuition du savant ( forcément " fou " ), il allie le travail du concepteur, de l'ingénieur, du designer, du mécanicien, du pilote, et de l'opérateur radar. Il assume tous les rôles de la chaîne de production d'un objet/engin neuf de destruction/création. On sait qu'une nouvelle théorie surgit souvent d'un délire ( fièvre, rêve, vision... ), qu'il faut ensuite mettre en forme, traduire. Au plan littéraire, la traduction d'un mode de pensées et d'émotions aboutit à la forme " roman " ( et dont la perfection, à cause de cette traduction, est très rarement achevée ).
Le Journal de Dantec est un banc d'essais. Le romancier effectue des réglages. Il opère dans un endroit qui chauffe. Le travail de l'écrivain le relie à celui qui maitrise le feu, au chaman, à l'alchimiste, au chanteur de flamenco puro ou au toréador, quand celui-ci pour désigner l'arène emploie le mot de forge. Un lieu où on se met en danger. Le sauna psychique du cerveau, l'espace de retranchement intérieur intense où convergent les énergies, atelier, forge, agregor, observatoire, capsule spatiale.
La confusion qu'a apportée sa publication, c'est que ce laboratoire n'a pas d'équivalent dans la sphère éditoriale actuelle, la matrice de ses œuvres est jugée comme un livre " ordinaire ". Le romancier Dantec a pris un risque énorme. En opérant à cerveau ouvert, il livre les secrets de ses expériences ( dont certaines, chez la plupart des écrivains, seraient restées inavouables ou passées sous silence, parce que ratées ), il abat ses cartes neuronales, superposées ou en opposition.
Ainsi, sur le cerveau, à quelle théorie de la conscience puis-je me rattacher? Celle de Penrose, d'Edelman, de Jung... Le cerveau est-il un ordinateur ou pas? Si la machine est vivante, comme l'avance Dantec, à cause de son autonomie " restreinte " comme l'homme, elle l'ignore, et ne peut donc corriger sa " conduite ". C'est pourquoi l'emploi du mot " logiciel " à propos du cerveau me gêne. Il implique une programmation, donc une limitation par sélection et accumulation de données ( la somme des infos créant des " possibles " n'est pas infinie ), l'application de ce programme se heurte à ses limites intrinsèques. Dans le cerveau, le +1 est toujours faisable, marquant ainsi la différence humaine, les plis et les replis fractals du cerveau
(à l'image de l'univers qui pourrait être un " hérisson fractal " ), que multiplient les interactions quantiques ouvrant un champ illimité à ses possibilités ( en attendant les ordinateurs quantiques qui remettront peut-être en question cette différence humain/machine ).
Critiquer Dantec nécessite, on l'observe çi-dessus avec ce que vous voulez ( stupéfaction, effroi, incompréhension... ), une dérive mentale. Je suis un voyageur immobile, mais mon esprit est mon véhicule. Il est équipé de dispositions conscientes - les idées et les fantasmes, pour simplifier - et inconscientes - visions, hallucinations, cauchemars, rêves ( et je livre à votre méditation cette phrase issue de la nuit du 04/01/1998: " L'aporie torture l'imagination ". ) Je ne fréquente pas en touriste les agences de voyages des idées reçues, et je ne voyage pas autour de mon nombril, c'est l'invention qui me tient.
Les changements à l'œuvre à l'INTERIEUR de l'individu Dantec, c'est ça qui est passionnant. Comment le chaos du monde se répercute dans le corps et l'esprit d'un écrivain. Comment ça le modifie. On participe à une BATAILLE. Depuis le début, Dantec se livre à un combat intérieur: catholique/protestant; juif/musulman; païen/chrétien; hérétique/orthodoxe. On parle quand même d'un mec qui a plongé dans la guerre en ex-Yougoslavie, et pas en bonimenteur, et qui a failli se convertir à l'Islam ( il est toujours bon de le rappeler à ceux qui ont la mémoire courte ).
Chez Dantec, l'essentiel - crucial -, c'est la transformation de ses idées en art et la métamorphose qui s'accomplit sous mon œil de lecteur. Brûlant tout derrière lui, l'homme-verbe n'est plus opéré, amputé, ni séparé, il tente de réconcilier les contraires, de se dépasser, de muter, et l'Opération se produira dans le vase alchimique du Roman, pas dans les essais que sont les Journaux. Dantec est Double. Dans ses essais, il a une vision personnelle, unique, de type prophétique, et dans ses romans, sa vision du monde est de type visionnaire.
Dantec est un homme en quête de sens, dans le Tome 3 de son Journal, il parle beaucoup de " rapport " et de " rapport de rapport ", et rappelle constamment la force du Verbe, et si l'on suit Simone Weil: « Le fait même d'avoir traduit " Logos " par " verbum " indique que quelque chose a été perdu, car " Logos " veut dire avant tout rapport, et est synonyme de " arithmos ", nombre, chez Platon et les Pythagoriciens.
- Rapport, c'est-à-dire proportion. - Proportion, c'est-à-dire harmonie. - Harmonie, c'est-à-dire médiation. - Je traduirais: Au commencement était la Médiation. », on s'aperçoit alors que Dantec recherche cette médiation, comprise comme " processus créateur par lequel on passe d'un terme initial à un terme final. " Mais Dantec emprunte de tels chemins, sa prise de parole venant d'Ailleurs, d'un au-delà ( métaphysique? ), qu'il provoque une rupture dans l'échange et une incompréhension fatale ( souvent nos perceptions individuelles ne partagent pas la même expérience; dans la situation extrême des guerres, tel soldat ne voit rien, tel autre subit un déluge de feu, de terre, de boue, de sang et de tripes ).
Il est d'ailleurs lucide: « Je sais très bien ce que je fais: à chaque mot que j'écris je gagne un lecteur, mais je prends le risque d'en perdre dix. »
Le Journal de Dantec, c'est, pour filer la métaphore d'une autre figure mythique américaine ( car Dantec est désormais un "écrivain nord-américain de langue française"), du Bob Dylan ( y compris, bien sûr, dans son passage chrétien, sous-estimé, qui recèle une poignée de chansons sublimes, comme dans tous ses disques ). Le Journal est un recueil de bandes-pirates que Dantec aurait lui-même édité, ses Basement Tapes à lui. Et ce n'est pas étonnant que dans " Grande Jonction ", son dernier roman, ce soit Dylan qui ouvre le chapitre 50 ( l'avant-dernier ), avant de conclure avec " That's Alright Mama " d'Elvis. Les noms de groupes, de chansons, de titres d'albums, d'artistes qui ponctuent chaque chapitre suivent logiquement la dé-évolution du monde de 2070 que décrit Dantec. Radiohead ouvre le chapitre 1,
soit la pointe " expérimentale " de la musique pop, et, symboliquement, Dylan et Presley ferment le livre. Soit Presley comme accoucheur officiel de la musique électrique du 20è siècle et Dylan en figure tutélaire et divine de toutes les musiques populaires américaines ( comme en témoignent ses 2 derniers albums, revisitant tous les styles ). Dantec n'a certainement pas laissé au hasard le soin de distribuer les références musicales (et ça demanderait une analyse détaillée ), quand il situe l'apogée de la forme " rock-music " au milieu des années 90, avec" Kowalsky " de Primal Scream ou " D'You Know What I Mean " d'Oasis. ( Dans le Tome 3 du Journal, il évoque les " Glam-Girls " ( Supremes, Pointer Sisters, les sœurs Minogue, M. Monroe, N. Kidman, Madonna, Tina Turner, Louise Brooks, Björk, Julie London, Ella Fizgerald, Nancy Sinatra, Annie Lennox ) qui le sauvent du désastre, entretenant
la flamme, l'espoir d'un Autre Monde.)
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Et s'il écrit: " Il n'y a aujourd'hui rien de plus CONSERVATEUR qu'un groupe de rock-music ", Dantec s'enracine dans le post-punk ( " Les premiers punks revendiquaient clairement une austérité de moines-soldats du rock électrique " ), la new-wave, une grosse partie de son programme y était déjà contenue: " Dépasser Warhol par Burroughs. Dépasser Burroughs par Iggy Pop ou Ziggy Stardust " ( cf. le début de " Grande Jonction" où un drôle de garçon plaque les accords de " Jean Genie " sur une guitare électrique). Revendications assumées de l'artifice ( " I am a cliche " ), de l'urbanisme totalitaire, de la techno-industrie, du plastique, du métal, du béton. "
Avant la déflagration punk, le no future, on baignait dans un Monde Pop qu'avait contribué à édifier l'art de Warhol, le règne de l'accumulation, surtout pas du tri, celui aussi de l'enregistrement total ( les capsules de temps d'Andy ), et d'un espace dans lequel on se livre à des expériences ( avec le Velvet Underground et les Stars ), la Factory. Mais ce Monde Pop n'était pas tout sourire, couleurs et drogues joyeuses, sexe spontané, etc... les sérigraphies de chaises électriques de Warhol en révélaient l'envers et annonçaient déjà une glaciation des passions, versant Novö ( théorisée par Yves Adrien ).
Ivry sur Seine n'est ni pop, ni punk, c'est un bastion du communisme où, adolescent, Dantec a pu observer de près comment opérait l'appareil bureaucratique et y vivre en direct l'exclusion de ses parents, militants critiques de ce parti intouchable. J.B. Pouy, qui l'a connu à cette époque, a toujours dit qu'il était à part, décalé, étrange. Pensez un gamin qui s'intéresse à l'Internationale Situationniste ( interprétée comme " réactionnaire, irréaliste et anti-ouvrière " ), qui lit les maîtres du polar et de la SF, Castaneda ( vrai/faux sorcier Yaqui ), et écoute Led Zeppelin et Blue Oyster Cult, il y a de quoi énerver les étudiants " branchés " de l'époque ( ils le lui feront savoir d'ailleurs... )
Dans l'esprit de Dantec s'était mis en place un Monde semblable à celui de l'écrivain de SF, J.G. Ballard, un monde où : « L'armement thermonucléaire et les réclames de boissons gazeuses coexistent dans un royaume aux lueurs criardes gouvernées par la publicité, les pseudo-événements, la science et la pornographie. »
A quel moment bascule-t-on d'une époque dans une autre?
Virginia Woolf apporte une réponse (dans «Character in fiction»): «En ou vers décembre 1910, le caractère humain changea.» Comment et pour quelle raison, c'est Ian Mc Ewan qui répond: «En 1908, Lytton Strachey entre dans un salon, tombe sur Virginia et sa sœur, et montrant du doigt une tâche sur la robe de Vanessa, demande: «Du sperme?» Virginia écrivit: «A ce seul mot, toutes les barrières de réticence et de réserve tombèrent. Le XIXe siècle avait officiellement pris fin et le monde ne serait
plus jamais pareil.»
Cependant Virginia Woolf se cantonnait à une vision individualiste, les ruptures
de masse ne s'étaient pas encore produites.
Dantec («American Black Box»), lui, a une vision panoramique d'une tout autre ampleur, il veut faire mentir l'adage d'Adorno et déclare en capitales: «IL FALLAIT ECRIRE DEPUIS AUSCHWITZ», ajoutant: « aucune littérature n'est possible en dehors de la Fosse et du double éclair atomique. »
Un tryptique apocalyptique: Auschwitz, Hiroshima, Nagasaki.
Tuer en masse, et vite.
C'est considérer la combustion (la respiration), qui est à la base de la vie, comme porteuse de mort. C'est, après l'inhalation du gaz (asphyxie = plus de respiration), la crémation des cadavres dans les fours des camps. C'est, avec l'explosion de la Bombe A(et qui n'est pas encore H, thermonucléaire), parvenir à un résultat identique à celui des nazis: la disparition des corps.
C'est faire face au «trou noir», évoqué par Primo Levi, chimiste de formation, rescapé des camps puis suicidé des années plus tard.
C'est regarder le mal.
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Le XXe siècle, d'une certaine façon, s'est achevé à Tchernobyl. Le mal y a pris une forme nouvelle. Un témoin de la catastrophe raconte: «Ce fut un spectacle étonnant, surtout la nuit. L'incendie de la centrale n'était pas un incendie ordinaire. Il n'y avait pas de flammes, mais une luminescence framboise... lilas... Une aurore...»
La mort était belle. La nature, contaminée, tuait, de façon invisible et elle continue de tuer alors que vous lisez ces lignes.
Et on est vraiment entré dans le XXIe siècle (du moins, nous sommes quelques-uns à le croire) le 11 septembre 2001. Beauté là aussi, il faut le dire, de ces boules de feu qui embrasent les tours sur un fond d'azur pur. Et la combustion là encore, inexorable. Les images n'étaient pas insoutenables, mais fascinantes, oui, terriblement, malgré les silhouettes qui escaladaient les fenêtres et se jetaient dans le vide.
De toute façon, même lorsqu'elle est laide, la réalité snuff s'invite à domicile. Pas besoin de cassettes vidéo ou de DVD vendus à prix d'or sous le manteau, on appuie sur le bouton «marche» de la télécommande et la TV diffuse des images que tout le monde ingurgite à l'heure des repas. Je me souviens d'un noir lynché par une foule assoiffée de sang puis brûlé vif, ainsi que d'une triple exécution publique dans un stade de football à Kaboul montrant une femme à genoux abattue d'une balle tirée à bout touchant à l'arrière du crâne, le visage brutalement projeté au sol, nimbé d'une flaque de sang vermeille, puis un homme égorgé et un autre pendu à la barre transversale d'une cage de but. J'ai encore dans les oreilles les hurlements de cochon (c'était exactement ça!) d'un Tchétchène égorgé par des soldats russes hilares. Bon appétit!
La réalité crée des cercles de l'enfer qui, parfois, s'insèrent les uns dans les autres.
Dantec a choisi les mots, les livres comme armes de combat. Les régimes totalitaires n'aiment ni les livres, ni les arts en général (on brûle des livres, on détruit des œuvres, on emprisonne ou assassine ceux qui ont l'impudence et l'imprudence de vouloir transmettre idées et poésie). L'art, dans certaines conditions, est dangereux, tous les dictateurs le savent.
Dantec est irrécupérable, comme Bukowski, Hunter Thompson et James Ellroy, tous mecs de gauche comme chacun le sait... De plus, c'est un mystique, comme Selby Jr, Philip K. Dick, il croit en Dieu, comme Burroughs ou Warhol, sans blague...
Dans les 3 tomes du Journal, on trouve des éclats de poésie "futuristes" (en référence au mouvement artistique) , semblables à des paroles de chansons qui n'attendent plus que d'être mises en musique (et pas par Radiohead, pitié !):
Lorsque l'Archange
viendra larguer ses bombes
sur les cités endormies,
nous aurons pour quelques secondes
le visage de l'amour
à offrir
à la Lumière
Horizon oblique
du monde
qui bascule;
Le futur s'anéantit
devant sa propre
perspective.
(désolé, mais ça me parle.)
Les aphorismes schizos abondent: «Le philosophe de notre temps: un pompier pyromane affrontant les flammes de l'incendie qu'il ne cesse de rallumer.»
«La mort de l'art survient lorsque l'artiste se persuade de savoir ce qu'il fait, alors qu'il ne fait plus que ce qu'il sait.»
Des vérités: «Bernard Tapie fait du rap avec un certain Doc Gyneco. Le texte est clair: les gangsters parlent aux gangsters. Succès énorme, et immédiat. L'ancienne vedette de variétés foireuse et la nouvelle racaille fétiche de la Marchandise s'offrent à peu de frais une retraite dorée, et ouvrent avec brio une nouvelle ère de l'humanité, celle que Sloterdjik nomme prudemment de l'euphémisme «cynisme de masse», et dans laquelle je ne vois pour ma part que la victoire sans doute définitive de la pègre sur la civilisation, de la crasse sur la noblesse, de la stupidité sur l'intelligence.»
Des pistes de réflexion: «La spirale du langage n'est pas qu'une métaphore, Lacan savait très bien qu'en disant que l'inconscient avait la forme d'un tore, il tentait de préciser la mathématique secrète que la force cosmobiologique imprime à toutes les constructions de l'univers, même les plus abstraites. le binôme de comiques troupiers Sokal-et-Bricmont ont tenté de ridiculiser la simple idée que l'Inconscient puisse prendre plus ou moins la forme d'une structure mathématique, tore, polygone ou double hélice. Bien, on n'y pourra jamais rien, l'inconscient des rationalistes hystériques est lui en forme de fer à repasser.»
«Abolir d'ancienne frontière consiste surtout à en produire de nouvelles.» Je crois que Dantec a parfaitement synthétisé son programme.
Et sur sa santé mentale, on peut reprendre les mots de Mauriac sur Kafka: «Il médite sur les frontières de la folie, dont j'ai peur et horreur (...)»
( en s'appuyant sur W. Benjamin, il y aurait des parallèles à tracer entre Kafka et Dantec: sur «l'expérience mystique» et «l'expérience de l'habitant des grandes villes modernes», mais cela risquerait de m'entraîner encore plus loin.)
Dans le Tome 3 du Journal, la grande affaire, ne le cachons pas, c'est l'islam, en tant que système métapolitique conquérant. (Entre nous, qu'on me rassure, dans quel pays existait-il un ministère de la Propagation de la vertu et de la Suppression du vice? Et, détail, rapport à la musique: «L'islam ne l'autorise pas. les personnes qui chantent créent la chose qui est cause de lâcheté. Et quand une personne passe son temps à chanter, elle perd son temps.» déclarait le rédacteur en chef du mensuel Al-Haq.)
Est-ce que le voile islamique est «comparable à l'emblème de la croix gammée, dans lequel se reconnaît et se «marque» un système. (...) Porter le voile, c'est diffuser la vision du monde islamique dans les sociétés démocrates occidentales. Cela s'entend ainsi: voici les femmes que nous avons; si vous les voulez, il vous faut vous convertir à l'islam.» En précisant: «Sur toutes les pages du passeport (iranien), on peut voir un filigrane représentant l'image de Khomeyni. C'est un bon échantillon de l'identité visuelle selon les islamistes. Leur système est un mélange de nazisme et de stalinisme. Les mollahs ont retenu les grands principes et les pires règles des fascismes pour créer un régime islamiste.»
Quant aux conflits aux Proche et Moyen-Orient, peut-on évacuer l'idée de l'importance géostratégique de la région et privilégier la vision d'une «guerre des idées», en évoquant l'Iliade (en tant qu'analyse historique et non pas morale ) et la volonté des Achéens ( les Grecs) de s'étendre sur les côtes d'Asie: «Hérodote et Thucydide verront d'ailleurs dans la guerre de Troie la première grande manifestation du conflit entre l'Europe et l'Asie, entre l'Occident et l'Orient.»
Sur le voile et le passeport islamique, je n'ai pas cité les «délires» de Dantec mais les analyses de Chaddortt Djavann, essayiste et romancière, qui, non seulement en sait beaucoup sur le sujet, mais a vécu près de 20 ans en Iran, puisqu'elle y est née. Elle aussi combat l'aliénation et le prosélytisme inscrits dans le Coran.
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Et sur les conflits je me suis référé à Percy Kemp. Britannique par son père et arabe par sa mère, la vision de cet écrivain de thrillers et consultant en relations internationales ( quoique cela puisse vouloir signifier... ) lui a permis de réconcilier sa double-identité et de ne voir dans la guerre en Irak «que l'expression objective d'une volonté de puissance occidentale dépassant la subjectivité et les calculs personnels des uns et des autres.» («mensonges maladroits de G. Bush, cupidité de Dick Cheney, esprit revanchard de Donald Rumsfeld, manque de courage physique de Paul Wolfowitz, avidité de Halliburton et des compagnies pétrolières.») et, malgré tout, de choisir son camp, celui de l'occident.
(Toutefois, si la théologie, l'islam et la politique (la guerre) ne sont pas au centre de vos préoccupations, je vous déconseille la lecture du Tome 3. En ce qui me concerne, j'aurais envie de reprendre les mots que Robin Cook adressait à son ami J.-P. Manchette: «La seule chose sur quoi nous n'étions pas d'accord, c'était la politique. L'engagement, plus exactement. (...) La politique? Laisse-ça aux cons, je lui disais. Nous, nous sommes des écrivains...»)
Alors maintenant, la réalité étant ce que chacun en pense, si vous débarquez dans l'hyper-marché des visions du monde pour choisir la vôtre ou trouver celle qui vous ressemble, la tâche devient très difficile. On ne peut pas toutes les essayer, et on ne dispose ni de la taille, ni de la pointure de notre vision du monde. Vous voyagez dans l'étendue immense, presque infinie, des circonvolutions cérébrales de nombreux génies. Ça devient vite un casse-tête, pas seulement chinois, mais cosmopolite. Et il y a plus de deux siècles de connaissances suspendus au-dessus de nos pauvres têtes. Des cathédrales de savoirs. Les philosophies, les arts, les sciences dures et les sciences humaines érigent des forteresses grandioses et d'apparence inaccessible et inexpugnable.
Les connaissances, dit-on, doublent tous les X ans et, face à cette prolifération explosive, la tête de celui qui pense est menacée d'exploser à son tour (car qui peut résister à une telle charge?), et, symétriquement, le monde continue de se développer de façon exponentielle et folle en risquant de s'effondrer sous le poids de sa quantification. Et les tentatives de mise en ordre n'apportent pas de solution satisfaisante, au contraire, elles complexifient le monde.
Au moins, dans une grande surface, un steak reste un steak, on ne nous propose pas encore un anti-steak... (bien que certains aliments ne conservent de leur origine que le goût, dans les bâtonnets de poisson reconstitué, il ne subsiste que très peu de poisson voire pas du tout...) Partout, dans tous les domaines, matériels, spirituels, s'étend le règne des classements, découpages, morcellements, catégories, ramifications, spécialisations... L'homme est le miroir de ces fragmentations. Le savant est l'exemple type de ce comportement hyper-spécialisé (d'où la nécessité de la miniaturisation. D'abord des objets, pensons aux puces informatiques, bientôt les nanotechnologies, puis, un jour, si on continue à ce train d'enfer, suivront les hommes.)
Les divisions du monde sont observables dans tout ce qui nous entoure et jusqu'à notre esprit. Cet émiettement touche l'ensemble des productions de l'homme et affecte l'homme lui-même. Je peux observer que mes facultés de raisonnement, l'enchaî-nement de mes idées, se heurtent à des interruptions dans le flux de ma pensée. Mon cerveau décroche. J'ai besoin d'art pour réactiver mon esprit. L'artiste est là pour ça.
L'objet-livre roman apporte sa propre réponse (qui peut être un questionnement). C'est un univers à lui seul. L'auteur doit lui assurer sa cohérence interne; paradoxes et invraisemblances inclus. Un livre n'a pas de comptes à rendre au monde extérieur, ni à refléter un de ses quelconques aspects (naturaliste, psychologique...), l'objet-livre n'imite pas la réalité; l'objet-livre est un morceau fractal de vie, ou pas ( et en bon écrivain de littérature de genre, Dantec a pris comme cadre de référence le style objectif, mais lui a fait subir des distorsions, parfois presque insupportables, quand il s'en est trop éloigné (son goût de la digression, de l'explication qui ont creusé des tunnels opaques dans «Villa Vortex» où on pouvait s'égarer), mais dans ses meilleurs moments, c'est un narrateur surpuissant. Il est d'ailleurs revenu à une forme plus compacte dans ses deux derniers romans, et si des détails pourraient être corrigés, c'est aussi la tâche du directeur de collection de les lui signaler. En attendant, je ne connais guère de romans ayant une meilleure première phrase (l'incipit des gloseux) que celle-çi: «Andreas Schaltzmann s'est mis à tuer parce que son estomac pourrissait.» (Les racines du mal))
C'est l'absence de vie qui est au cœur de la plupart des ouvrages publiés... Ou une réduction centrée sur la misère émotionnelle, intellectuelle, sexuelle, imaginative de l'écrivain, parée des atours de la sensibilité et de la vérité, du "vécuculcullapraline" saupoudré de détails croustillants. Depuis quelques années s'est multipliée une littérature qualifiée d'auto-fictionnelle, du moi, du ressentiment contre papa et maman, la psychanalyse, le PC, la société, et que sais-je encore, sans la volonté de voir plus loin que son petit périmètre. On règle des comptes, on solde son passé, on hypothèque son avenir. On enregistre ses états: d'âme, de cul, et on a mal. La volonté de se surprendre soi-même ne les anime pas.
Dans ce genre, agrandir son territoire, c'est la leçon que j'ai retenue des autobiographies des ainés américains, au premier rang desquels siègent Henri Miller et Charles Bukowski. Ils ne s'engluent pas dans l'ordinaire, ne règlent pas, contrairement aux apparences, leurs problèmes conjugaux, domestiques, de labeur contraint et forcé par les vicissitudes du quotidien, mais racontent leurs efforts pour échapper à leur condition et s'élever au-dessus. Ils engagent un bras-de-fer avec l'entreprise de laminage collectif, luttent contre la servitude et la pesanteur.
Observons comment Kafka s'est arraché de la peur et de la haine du père et a bâti une œuvre de démolition de l'esprit concentrationnaire et totalitaire.
Maurice Dantec est de cette trempe là.
Yannick Bourg