L'AUTRE QUOTIDIEN

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Vipaldo moquant Baudelaire éreintant la Belgique

Un tac-au-tac au taquet poétique du « Pauvre Belgique » de Baudelaire. Somptueux et délirant.

Publié en 2015 aux Doigts dans la Prose, ce feu d’artifices poétique endiablé conçu par Jules Vipaldo réjouira au-delà de leurs attentes les amatrices et les amateurs du jeu intense avec les mots, et convaincra même celles et ceux qui – comme moi – sont souvent réticents face à l’usage massif du calembour en littérature.

Le soubassement de ce « Pauvre Baudelaire » se déguise de prime abord en flot entier et instinctif, alors qu’il est redoutablement rusé : en parodiant « Pauvre Belgique », l’infect pamphlet inachevé du poète des « Fleurs du Mal » – usé par les incertitudes matérielles et terriblement déçu par le piètre accueil du pays dans lequel il plaçait alors bien des espoirs, le public y boudant ses conférences et les éditeurs ses manuscrits -, mais en émulant aussi son talent souverain pour le rapprochement inattendu, la rime interne, le coq-à-l’âne productif, les ressources imaginatives de l’assonance et de l’allitération, ou encore l’enchâssement machiavélique de couches de significations joliment sédimentées, Jules Vipaldo envoie un petit groupe d’auteurs français dans un festival de poésie bruxellois, où ils débarquent comme un chien dans un jeu de quilles, face à un public inexistant, au milieu de confrères médiocres, forcément médiocres : l’occasion donc de se livrer en toute énorme mauvaise foi farceuse, et réellement jubilatoire, à l’un des exercices favoris des poètes par temps – immémorial – de disette (que l’auteur égratigne ainsi à double ou triple titre), celui du dénigrement de la poésie des autres, nécessairement jamais à la hauteur de la véritable exigence du langage. Ce qui n’exclut évidemment pas de s’en prendre, joliment, vachard, aux travers bien réels d’une certaine poésie contemporaine.

 

Cordes, hallebardes, lances d’incident : ça pleut et pas qu’un peu. Flic floc terrible, à mouiller son froc : ça pleut et pas qu’un peu. Cordes à nœuds coulantes, piques, pénétrantes saillies, flèches druzes tombant drues sur nos cuirs : ça pleut et pas qu’un peu. Flaques ! flics flasques partout, partout : ça Ruy Blas dans la rue Blaes, ça ruisselle et ça coule, ça désHugoline à pleines bassines. Ça pleure à gros bouillons et vieilles ficelles, ça roucoule et ça rissole, ça éponge et ravinasse dans tous les styles. Ça plic ploc sur tous les sols, ça vide son sac et ses tripes, ça dégueule son vague à larmes – et c’n’est pas beau à voir, Simone ! Ce n’sont pas des poètes, mais des tord-boyaux, des suintants, des glandeurs sudoripares, des sébums sans Tilman qui sévissent… dans l’bonbon sans titillement !… Ce n’sont pas des poètes, mais des gredins, des greluches aux Q.I. pincés, des puceaux à grelots qui s’asticotent et s’astiquent /statiques/ ! Des poussins et pisse-copie qui s’égosillent, poussifs, se répandent, en gé-mixant leur petite production /leur trou du c’tion/ !… Ce n’sont pas des poètes, mais des ékrivines qui récriminent, des pensueurs en nage de pérorer, des seuls pleureurs à rages de roquet, des sampleurs en âge de perroquet ! Ce n’sont pas non plus des marioles, non, mais des trousseurs d’écrits viciés /et sans visées/ ; trousseurs des pauvres et de concomplaisantes fariboles ; des écrivisses qui rougissent au moindre rot, au moindre embarras, au moindre mot de traviole. Vieux chevaux d’retour qui traficotent dans le Grand Tas Mou, tout joue, tout joue, plutôt que dans la moule-frite /Un plat d’pays qui est le sien/. Ce ne sont pas des poètes, mais des pôvres bêtes, des chialeurs à un euro de l’heure, des p’tits chianteurs à la Croa de Moi ; des qui font sous eux, des qui sont dans l’axe, actifs ; des nostalgigolos d’la vieille peau&cie, qui, émotifs /à couper en huit/, l’cœur noué comme des serpillières, secouent leur égou-goutte et pressent leur dernier jus.

Utilisant à merveille tous les lexiques pouvant s’attacher tant à un poète « maudit » et vindicatifquelconque qu’à un pays écrasé sous les pluies de Jacques Brel et de Georges Rodenbach, Jules Vipaldo nous offre l’extraordinaire pendant langagier d’une aventure théâtrale qui passa aussi par là – par Louvain-la-Neuve plutôt que par Bruxelles, il est vrai – pour exorciser – avec quel brio insensé ! – les années passées au Théâtre du Soleil, Philippe Caubère quittant les Marches du Palais pour arpenter les planches de la Belgique. La lectrice ou le lecteur toucheront du doigt leurs réserves d’incrédulité en découvrant les abîmes que l’auteur peut ainsi installer à l’intérieur d’une simple invective, d’un seul bout de colère enflammée, ou d’un unique toast porté auprès des amies et amis présents dans l’aventure.

Drôle de poésie ! Qui poète plus haut que son Q.I., qui s’la récite et s’la verbalise un max ! Qui s’exalte et s’extasie easy, qui s’coopte et s’congratule, barbote et clapote dans l’degré zorro de l’invention ! Ca pleut. Ca pleut et pas qu’un peu. Drôle de « petit monde » et de « petit milieu », dont chacun croit être le centre (ce dont chacun s’abuse, oubliant de s’amuser et/ou de s’en amuser), ou encore, le caïd, la cador, le Castor (et pour un Castor, combien de Pollux ?). Ca pleut. Ca pleut et pas qu’un peu. Drôle de guerre des places et des égos, quand aucune place n’est enviable et que « je » est méprisable. Drôle de clans alors que tout confine au clandestin. Ca pleut et pas qu’un peu. Drôle de Chrám, de Communauté de l’agneau ou de la gnôle (« Un chrám, ouais !, nommé gésir »). Drôle de club à la page – d’arrière-garde ! Drôle de revues et drôle de poésie, pourtant du même pays que Vers & Gun, l’homme qui tirait plus vite que son NOM, le pourfendeur de mots ! Vers & Gun, l’homme qui irritait, plus vif que l’eau claire du torrent ! Qui poil à grattait les gratte-palp’l’art, aux sens et aux sangs ; le mi-lourd déboucheur de tymtympan ; le détartreur de sauf-conduits auditifs ; le dynamitueur d’antiquités ! L’homme qui ulcérait les plumitifs plus rapidement que leur ulcère ! Vers & Gun, le Hors-loi, l’oiseau rare, le cow-boy saoulitaire ! Le pistol’éros au révolt’vers, le fringuant flingueur, dans le rôle du chirurgien-tantriste. Du décoince-moule-frite. Du rentre-dedans. Du rentre dindon de la phrase / »Sa force, c’est la farce », rapp’lons-le/. Du Don qui chicote et chipote : t’as les foies mon pote ! T’as la foi, dépote !

Comme Les Doigts dans la Prose nous y ont par ailleurs habitués chaque fois que nécessaire (que l’on songe au magnifique « Vingt sonnets à Marie Stuart » de Joseph Brodsky, ou, par exemple, au « Plancher » et au « Prénom a été modifié » de Perrine Le Querrec, ou encore au « Isabelle, à m’en disloquer » de Christophe Esnault), toutes les ressources de la typographie et de la mise en page sont mises à contribution avec vice assumé et justesse indéniable (que les extraits présentés sur ce billet ne peuvent hélas rendre pleinement), parcourant les registres fictifs de cette échappée sur les chapeaux de roue, inventant la forme parodique ad hoc que demande le moment, ou organisant les échos des innombrables références venues s’enfouir au cœur des mots eux-mêmes.

Une ampoule au plafond fait main basse sur cette cour : caquets de troquet, pintes de pintade, vantardises de coq. Au troisième verre, la Canebière ne paraît plus si loin, et la nuit sensiblement recule. Oui, pour faire court, nous nous imprégnons du lieu, baignons dans le noir de ces jeux, faisons le tout du four et d’la question ; prenons langues et repères dans ce repaire /de picrates/. Rien de tel qu’une bonne descente /aux enfers ?/ pour dégeler l’entente /Un cordial ? Non, sans façon/. Nous sommes dans l’antre. Tout est noir. Les rideaux. Le parquet. Les agglos. Charbon-nœud. Peinture de jais. Murs chaulés au noir de fumée /Fume, c’est du belge/. Enduits à la suite. Nous sommes dans l’antre. Ça pue la graille. Pancraille ! L’ail et l’insalubre pagaille ! La grenaille /des mots/ et le trou de bâille /du souffleur/ /De vers ?/, l’huile rance et la taverne de flacon. Enfermement et cogitation !

Pauvre Baudelaire de Jules Vipaldo, éditions Doigts dans la prose
Coup de cœur de charybde2

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