L'AUTRE QUOTIDIEN

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Peleliu ou la guerre (encore) pour rien de Jean Rolin

Dérive mélancolique dans une île chargée de l’histoire d’une bataille meurtrière et devenue un non-lieu.

Île de la République des Palaos perdue dans le Pacifique à l’Est des Philippines, théâtre d’une bataille aussi meurtrière qu’inutile entre les soldats américains et japonais de septembre à novembre 1944, territoire qui semble aujourd’hui quasiment désert (l’île compte environ 700 habitants, presque absents du récit) et dénuée d’exotisme (les touristes semblent autant attirés sur l’île par les opportunités de plongée sous-marine que par les vestiges de la guerre), lieu privé de mémoire où les traces de la bataille laissées en friche s’effacent : l’île de Peleliu apparaît comme une lieu presque négatif et ce livre, le vingt-quatrième de Jean Rolin paru en mars 2016 aux éditions P.O.L., exploration de l’île que le narrateur arpente et décrit systématiquement, comme un texte passionnant teinté d’ironie et d’étrangeté du fait de l’incertitude des déambulations et de la forme du récit, assemblage d’expériences personnelles, parfois insignifiantes, et des traces de l’histoire dans l’île et dans les récits de la bataille de Peleliu.

«Comme il arrive souvent, cet endroit où tant d’hommes étaient morts pour pas grand-chose (puisqu’il est avéré désormais que la bataille de Peleliu aurait aussi bien pu ne jamais avoir lieu), y compris les crevasses où des Japonais embusqués avaient été frits jusqu’à l’os par le feu dévorant des grenades thermiques, cet endroit semblait peu compatible avec l’exercice d’une violence quelconque, en dehors de celle que les poissons déploient les uns envers les autres. Car pour ce qui les concerne, dans vingt centimètres d’eau, et parfois jusque dans des flaques n’ayant pas la moitié de cette profondeur, ils se pourchassaient sans répit, un gros noir en particulier, aux allures de mérou, jaillissant à tout instant de son trou pour se jeter sur des petits poissons argentés, à rayures, qui me parurent être des sars.»

Lors de la bataille de Peleliu, la résistance des soldats japonais et l’intensité des combats (plusieurs fois décrits comme «hachoir à viande» par les Marines) fut sans commune mesure avec ce que l’état-major américain avait anticipé, du fait notamment du terrain chaotique dans l’intérieur de l’île, enchevêtrements d’arêtes et de pitons rocheux percés de nombreuses grottes, qui permirent aux soldats japonais de s’y retrancher pour mener une guerre d’usure (les derniers soldats japonais survivants ne se rendirent qu’en 1947).

Se référant largement aux récits américains de cette bataille, et notamment aux mémoires de guerre d’Eugene SledgeWith the Old Breed : At Peleliu and Okinawa»), Jean Rolin décrit aussi ce qu’il fait et voit au cours de ses déambulations dans ce lieu de tourisme improbable, entremêlant des éléments personnels (où l’on devine sa fascination pour les animaux, en particulier pour les oiseaux et pour ces chiots en état de déréliction qu’il revient nourrir quotidiennement pour les sortir de leur situation précaire), interrogeant la géographie de cette île qui a «la forme d’une pince de homard aux mâchoires inégalement développées», la nature souvent indifférente à la barbarie des hommes et les traces estompées du carnage de 1944, l’effacement de ces traces physiques et le rythme lent de ses flâneries contrastant avec la violence et l’éclat intense des évocations des récits des Marines.

«Cette trouée [dans un taillis], avec la vue qu’elle ménage, et la voûte d’arbres immenses (pour l’essentiel des banyans) sous laquelle elle prend naissance, est l’une des choses les plus étranges – à la fois inquiétante et apaisante, exotique et familière – qu’il m’ait été donné de voir à Peleliu, et l’une de celles, mais non la seule, qui évoque le plus vivement un conte fantastique. Auparavant, j’avais rencontré sur la route une équipe de cantonniers, ou peut-être de bénévoles (mais certains me parurent être des handicapés mentaux, ce qui laissait planer un doute sur la spontanéité de leur bénévolat), en train de faucher l’herbe des bas-côtés, puis une équipe de démineurs employés par une ONG anglo-saxonne à rechercher, pour les détruire, des munitions non explosées (les premiers, par le soin qu’ils apportaient à la tonte de l’herbe autour des épaves de blindés, contribuaient sans le savoir à la muséification – à l’embaumement – de ces dernières, et donc à rejeter la guerre dans le passé, cependant que les démineurs, par le simple fait qu’on ait besoin d’eux, lui conféraient au contraire un regain d’actualité).»

 

Jean Rolin

Sans doute désireux d’arpenter le territoire de cette bataille oubliée dans les marges d’un monde globalisé, le romancier des «Événements», coutumier de cette dérive dans les lieux méconnus, orchestre un texte fascinant, hybride et subtilement mélancolique sur l’absurdité et les traces de la guerre.

Jean Rolin - Peleliu, éditions POL
Coup de cœur de Charybde7
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