L'AUTRE QUOTIDIEN

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Boris Savinkov, terreur de l'écriture et écriture de la terreur

Écrit en 1907, le roman « Le cheval blême », le premier de Boris Savinkov, est beaucoup plus qu’une variation sur la légitimité de l’action terroriste et de l’acte de donner la mort pour une cause, ou qu’une poursuite de l’exploration d’une thématique centrale des « Possédés » de Dostoïevski – même s’il est bien entendu, entre autres, cela -, ne serait-ce que du fait de la personnalité de l’auteur, responsable adjoint de l’Organisation de Combat (le nom donné alors au bras armé terroriste) du Parti Socialiste-Révolutionnaire russe, à partir de 1903, ayant conduit notamment les assassinats politiques du ministre de l’Intérieur Plehve en 1904 et du grand-duc Serge en 1905 (ce dernier attentat étant celui qui fournit la matière principale du « Cheval blême »).

Quand je pense à lui, je ne ressens ni haine ni courroux. Ni pitié non plus. Il m’est indifférent. Mais je veux sa mort. Je le sais : il est nécessaire de le tuer. Nécessaire pour la terreur et pour la révolution. Je sais que les gros poissons mangent les petits, je ne crois pas aux paroles. Si je le pouvais, je tuerais tous les chefs et tous les dirigeants. Je ne veux pas être esclave. Je ne veux pas qu’il y ait des esclaves.
On dit qu’il est interdit de tuer. On dit encore qu’on peut tuer un ministre, mais pas un révolutionnaire. On dit aussi le contraire.
Je ne sais pas pourquoi il est interdit de tuer. Et je ne comprendrai jamais pourquoi il est bien de tuer au nom de la liberté, et mal au nom de l’autocratie.

Boris Savinkov

Fin 1904 à Moscou, une petite cellule combattante du Parti S.R. (Socialiste Révolutionnaire) prépare activement un attenant contre le grand-duc Serge. Sous le pseudonyme initial de George O’Brien, prétendu ingénieur anglais, le narrateur coordonne les repérages et les préparations de son équipe, qui comprend Fiodor le combattant expérimenté, Vania le croyant déterminé, Heinrich le débutant, et Erna la chimiste, chargée de la confection des bombes. Tout en répétant sous diverses formes et en fonction de diverses situations leurs possibilités de modus operandi, et en évitant les filatures et les identifications de l’Okhrana, la redoutable police secrète tsariste, les terroristes vivent, paisiblement ou intensément, discutent – énormément, pour certains d’entre eux, et tout particulièrement de questions éthiques, et cherchent à densifier et éprouver le sens de leur action. Le narrateur, lui, extrêmement professionnel, semble surtout préoccupé par l’amour qu’il voue à la belle Elena, croisée dans la rue et mariée à un officier, tout en ne blessant pas trop Erna la chimiste, qui l’aime lui-même.

Écoute : de fait, si tu aimes beaucoup – véritablement – il est alors possible de tuer. On le peut bien, n’est-ce pas ?
Je dis :
– On peut toujours tuer.
– Non, pas toujours. Tuer est un péché grave. Mais souviens-toi : il n’y a pas de plus grand amour que de donner son âme pour ses amis. Pas sa vie, son âme. Comprends-le : il faut prendre sur soi le supplice de la croix, il faut être résolu à tout par amour, pour l’amour. Mais obligatoirement par amour et pour l’amour. Sinon, nous retrouvons Smerdiakov, le chemin vers Smerdiakov. Je vis. Pour quoi ? Peut-être pour l’heure de ma mort. Je prie : « Seigneur, donne-moi la mort au nom de l’amour. » On ne peut certes pas prier pour un assassinat. Et une fois que tu as tué, tu ne vas pas aller prier… Je le sais bien : il y a peu d’amour en moi, lourde est ma croix. Ne souris pas, reprend-il au bout d’un instant, pourquoi te moques-tu, et de quoi ? Je prononce des paroles divines, et tu vas prétendre que c’est du délire. Tu vas le dire, hein, tu vas le dire que c’est du délire ?
Je me tais.

En 150 pages, Boris Savinkov réussit un étonnant tour de force, celui de parcourir sans dissertation, mais au fil de situations et de dialogues qui sonnent terriblement juste, quasiment l’ensemble des motivations et des doutes, des aléas personnels et des disciplines collectives, de ces descendants ou échantillons à la fois troublés et très déterminés des « Rêveurs de l’absolu » (l’ensemble des terroristes russes des années 1840-1917, dont le plus grand nombre appartenait néanmoins aux galaxies anarchiste et nihiliste) qu’Hans Magnus Enzensberger analysait avec un immense brio dans le chapitre ainsi intitulé de son puissant « Politique et crime » (1964) – chapitre édité également séparément par les éditions Allia en 1998.

Nous nous taisons tous.
Des rails fins courent sur le remblai. Les poteaux télégraphiques s’en vont vers l’horizon. Tout est calme. Seuls les fils bourdonnent.
– Écoute, dit Vania, voilà à quoi j’ai pensé. Il est facile de se tromper. La bombe pèse quatre kilos. En la lançant à bout de bras, on n’est pas sûr de bien viser. Si on touche la roue arrière, il en réchappera. Rappelle-toi le 1er mars, Ryssakov.
Heinrich s’agite :
– Oui, oui… Comment faire ?
Fiodor écoute attentivement. Vania dit :
– Le meilleur moyen, c’est de se jeter sous les pattes des chevaux.
– Et alors ?
– Et alors, la voiture et les chevaux sauteront sûrement.
– Et toi avec.
– Et moi avec.
Fiodor hausse les épaules avec dédain :
– Pas besoin de ça. On l’aura simplement. Il suffit de courir vers la portière et de jeter la bombe par la vitre. Et c’en sera fait.
Je les regarde. Fiodor est couché sur le dos dans l’herbe, et le soleil brûle ses joues basanées. Il cligne des yeux : le printemps le réjouit. Vania est pâle, son regard pensif se perd dans le lointain. Heinrich fait les cent pas et fume avec acharnement. Au-dessus de nous, le ciel est bleu.

Bien entendu, la résonance d’un tel texte, à plus d’un siècle de distance, prend une sonorité bizarre dans un contexte marqué par, si ce n’est une recrudescence, en tout cas une médiatisation intense du fait terroriste, ou plutôt d’un certain type de fait terroriste. Il faut aussi noter que les 20 pages de préface offertes par le traducteur Michel Niqueux (pour l’édition française de 2003 chez Phébus) sont particulièrement judicieuses, proposant aussi bien un riche aperçu biographique du très étonnant personnage que fut Boris Savinkov jusqu’à sa mort à la Loubianka en 1925 (mort longtemps considérée comme une exécution déguisée, mais plutôt traitée par les historiens contemporains comme un authentique suicide) qu’une subtile mise en perspective de ce « Cheval blême ».

Boris Savinkov, l'auteur

Le cheval blême de Boris Savinkov, éditions Libretto
Coup de cœur de Charybde2
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