Un dernier verre au bar sans nom, ou l'Utopie des vendredis
Découvrir en 2016 Don Carpenter, via l’éditing de son dernier roman inachevé Un dernier verre au bar sans nom par Jonathan Lethem nous semble aussi crucial que la découverte argumentée par Philippe Garnier dans Libé de John Fante dans les années 70. T’en veux plus ? Demande à la poussière !
Si l’histoire de la vie de Carpenter ressemble diablement à celle de Faulkner narrée par les frères Coen dans Barton Fink, avec la saga du héros qui voit ses romans trouver de suite son public pour l’envoyer au mouroir des scénaristes d’Hollywood, épisode carcéral en sus, c’est réellement du côté d’une fraternité avec les outsiders des années 60 et du début 70 avec Richard Brautigan comme meilleur ami qu’on trouve ce somptueux romancier de la côte Ouest qu’il incarne avec panache et un désenchantement aussi singulier que pointilleux.
L’argument de ce Dernier verre au bar sans nom est résumé ainsi: un couple d’écrivains en devenir, (Jaime Froward a rencontré Charlie Monel lors d’un cours de littérature à l’université de San Francisco et l’étudiante est tombée amoureuse du vétéran de la guerre de Corée, ce boursier brillant, qui a l’ambition de publier le « Moby Dick de la guerre ») déploie son existence et ses moments de vie et de création parmi sa tribu et ses proches. Il ira glissant de Californie en Oregon pour finalement revenir à San Francisco, avec des destins tricotés à l’endroit et détricotés l’envers de leurs illusions perdues. Le succès qui semblait promis à l’un ira finalement, par certain concours de circonstances, à un autre et la vie intime de tous les personnages ne se vivra que maelstrom, frictions et déroutes. Mais le point nodal restera ce fameux « Bar sans Nom » , dont l’original Enrico’s sonnait différemment. Et de là, de ces nuits à boire sans fin à la venue d'un monde nouveau, d’un autre possible au lever du jour avec retour devant le clavier, d’un lent désenchantement qui monte au fil des pages, sans jamais nier l’humaine solitude de la création… Volutes partent en fumée, comme disait si bien Alain Bashung.
Au carrefour des années 60 et 70, en queue comète du rêve hippie, post-beat generation, avant l’arrivée de Pynchon et Philip K. Dick, Don Carpenter brosse une Amérique où la littérature se renouvelle progressivement et subtilement. Dans une abondance de lieux et de personnages, le lecteur découvre de nouveaux auteurs, des écrivains en marge des grands courants, des auteurs qui se découvrent après d’autres vies. De ceux qui en veulent et pour qui le mot et le verbe ont un sens.
Mais plus important que l’écriture elle-même, Don Carpenter nous enivre avec cette sensibilité et le soin porté à ses personnages. Des losers magnifiques ou de jeunes talents en herbe, qui on tous en commun ce souci du réalisme social et sont travaillés avec une grand finesse par l’auteur. Et on reste saisi par la justesse de vue proposée - ce n’est plus le mode rêvé de Brautigan, celui d’un surréalisme américain teinté de Lewis Carroll pas encore remis de quelques printemps où le monde a semblé basculer - et ce n’est pas encore le monde inversé et paranoïaque de Dick, ni même celui de la preuve d’un autre monde qui se joue à côté comme celui de Pynchon. Le Carpenter des "Vendredi chez Enrico" marque avec finesse et légèreté - mais un blues insondable - la passage du possible au probable, puis à sa négation. Et c’est immense.
Ce roman inachevé, magnifiquement édité par Jonathan Lethem et traduit par Céline Leroy chez Cambourakis n’est que la partie immergée de l’iceberg Carpenter, car l’éditeur s’est lancé dans une republication de ses œuvres. Ne ratez surtout pas ce livre !
Jean-Pierre SIMARD
Un dernier verre au bar sans nom de Don Carpenter, édité par Jonathan Lethem, éditions Cambourakis