Pour quelques miettes de Bob : l'interview de Robert Crumb
Croiser Robert Crumb n'est pas une mince affaire, il a un peu le même caractère que Lou Reed et envoie chier à la première méprise. Mais, c’est un peu relier à chaud le passé de la contre-culture avec les prérogatives d’aujourd’hui. De Fritz the Cat à Parlez-moi d’Amour ou la Genèse, en passant par Art & Beauty c’est la même subtilité à l’œuvre, la même virtuosité de dire, de vivre et de rire en troussant les contradictions du monde et en s’en moquant d’un trait qui ne cache rien des enjeux et du point de vue. Crumb, un maître. De surcroît, bien vivant et toujours lubrique.
Né à Philadelphie le 30 août 1943, Robert Crumb se prend d’une passion pour le dessin très jeune en commençant à dessiner avec ses frères et émigre au milieu des années 60 à San Francisco. Il découvre le lsd qui le désinhibe complètement et rejoint le scène underground dont il devient rapidement un acteur majeur aux côtés de Spain Rodriguez, le créateur de Zodiac Mindwarp et Gilbert Shelton, le père des Freaks Brothers. Au sein du comic bookZap Comics, il développe ses premiers héros qui vont révolutionner la BD et marquer durablement les esprits : l’étudiant-chat paillard Fritz the Cat et le gourou cynique Mr Natural qui seront ici adaptés (très légèrement) par le magazine Actuel.
L’adaptation au cinéma de Fritz par Ralph Bakshi lui fit refuser de co-signer le contrat et il n’a jamais touché un dollar sur le film qu’il réfuta, comme trop loin de son idée originale détournée. Anarchie, liberté sexuelle, dope et révoltes avortées, soient toutes les valeurs de la contre-culture passeront sous la plume d’un Crumb qui n’aura de cesse de dénoncer l’hypocrisie bien pensante des flower children qui enfileront vite les pantoufles de leur parents, tout en arguant d’un esprit rock qu’il déteste, préférant la ol’time music, le jazz et le blues. L’épisode de la pochette du Cheap Thirlls de Big Brother and the Holding Company, premier groupe de Janis Joplin , réalisée gratuitementà la condition express de pouvoir sucer les tétons de Janis Joplin - ne faisant que brouiller les pistes, alors qu’il refusera plus tard une pochette des Stones dont il déteste la musique, là où Warhol ne refusera pas… Il regarde d’ailleurs toujours Bob Dylan comme une sorte d’antéchrist musical !
Chroniqueur pointu de son époque, il délirera sur l’apparition du MLF qui vient contrecarrer ses pulsions masturbatoires, avec une somptueuse ironie et une acuité sans faille qui reste de mise aujourd’hui dans ses derniers travaux. Comme son adaptation de la Genèse ou son œuvre croisée avec sa femme Aline Parle-moi d’amour. Entretemps, il aura enfin publié le Yum Yum Book en 1976, un livre conçu quand il avait 16 ans et qui contient à peu près tous les thèmes de son œuvre future, destiné à sa première femme qui finira par le quitter avec son avocat en le saignant à blanc. Mais alors qu’on essayait de le faire passer pour mort, les années 80 le voit à New York diriger Weirdo, le magazine proto-punk qui rivalise avec le Raw de Art Spigelman, beaucoup plus clean, avant de venir s’installer dans le Sud de la France en 1995, un an après avoir laissé son ami Terry Zwigoff tourner un documentaire éponyme sur son histoire et sa famille. Cornélius, maison d’édition proche de l’Association le publie depuis la fin des années 90, poursuit avec une foi inébranlable, la réédition intégrale de l’œuvre traduite de Crumb, comme ses nouvelles publications, en partage quelquefois avec Denoël Graphic, pendant que l’éditeur américain Fantagraphics les redonnent en anglais.
En 2000, une exposition de six mois au musée de l’Erotisme, à Paris, montre avec succès deux cents planches The Sex Obession of Robert Crumb. Une première rétrospective de son œuvre a lieu en 2002 en Allemagne à Cologne avec une centaine d’œuvres. Depuis, deux autres ont eu lieu dont une San Francisco, avant celle qui se tenait en 2012 au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris.
Pour son éditeur français, Bernard Granger de Cornélius, cet amateur de Hogarth, Segar, George Herriman, Walt Disney et Floyd Gottfredson a trouvé en France avec la reparution de son œuvre, « Un nouvel écho qui lui a permis en 1999 de recevoir le Grand Prix de la Ville d’Angoulême ». Une récompense dont le père d’Achille Talon, Greg, par ailleurs souvent mieux inspiré disait dans le journal des éditions Dargaud : « Crumb, grand chantre de l'underground, était, avec Gilbert Shelton, le grand spécialiste en comic books de la piquouze hilarante, des volutes du shit, du sexe énorme et poilu, des mamelles colossales et du caca tous formats. Cela fit rire en son temps tous ceux qui voyaient là une revanche contre les parents, les flics, les maîtres, l'ordre établi, le bon goût, etc. Ce n'est pas nouveau. Seulement, il y a vingt ans que la vague est retombée. » Comme dirait François Morel : « Ferme ta gueule Greg, ferme ta gueule ! »
La politique éditoriale de Cornélius, avec Crumb, qui l’édite dans sa collection Solange (un format de 22 x 29) est de : « Repartir des planches originales de l’auteur, quand elles existent encore, comme de retravailler des copies qui sont alors nettoyées par Crumb lui-même, voire améliorées dans certains cas. Mais ce, en gardant une totale fidélité aux graphisme, couleurs et vision de l’auteur. » Une confiance est née où chacun respecte l’autre en avançant vers un même résultat. Depuis le début de leur collaboration, Crumb, de simple figure de l’underground 60’s est redevenu une valeur sure, avec une grande visibilité, dont l’actualité se mêle auprès des amateurs à la volonté d’aller pêcher dans le fonds… C’est donc avec des ventes autour de 15 000 exemplaires que les huit albums disponibles se sont écoulés. Et ce n’est pas fini, puisque les histoires d’Aline et Bob continuent dans Causette à raison d’une page par mois.
Le préambule de la rétrospective du MAM donne le ton : Robert Crumb est l’un des rares artistes qui a façonné la manière de voir de plusieurs générations. Auteur fondateur de l’underground en 1967, référence iconique de la contre-culture américaine, popularisé en France par Actuel dont il a réalisé de nombreuses couvertures, il continue d’influencer la bande dessinée à travers de nombreuses revues qu’il édite, jusqu’à son imposante relecture de La Genèse parue en 2009. Si ses héros comme Fritz the Cat, Mr Natural sont désormais célèbres, c’est surtout sa propre personne qu’il dessine, met en scène dans une introspection sans limites. Sa vision de l’Amérique, de la société, du couple, son amour des femmes et de la musique des années vingt, constituent les nombreux sujets de ses planches. Quelles que soient l’acuité et parfois la cruauté de son regard, Crumb traite tous les sujets avec un humour sans égal.
Son commissaire d’exposition du Musée d’art moderne affirmait alors : « Je porte cette idée depuis un an et demi. Dans un premier temps, je voulais axer cela sur l’illustration et les rapports entre la Bd et l’art. Mais, comme entretemps cela est devenu le thème principal d’une autre exposition à la Maison Rouge, je ne voulais pas qu’il y ait d’interférence et cela est devenu une rétrospective. Je suis allé trouver les principaux collectionneurs Eric Sack et David Zwerin et j’ai retracé à peu près toutes les œuvres qui m’intéressaient sauf deux : Une brève histoire de l’Amérique et Intercontinental Orgy . Et en regardant son travail de près, j’y ai vu l’évolution du dessin et du trait qui le rapprochent aujourd’hui d’un Daumier, avec un travail poussé sur les croisillons. Crumb est un artiste qui se renouvelle sans cesse, n’hésitant jamais à casser des images et des héros pour passer à autre chose, comme il l’a fait en tuant Fritz the Cat ou en publiant Snatch qui l’éloignait de l’underground dans les années 70. On peut d’ailleurs faire un parallèle avec ce qui était à l’œuvre dans les comics de la Free Press et la circulation de l’info sur internet aujourd’hui, la circulation d’une parole libérée, à condition d’être au courant et de suivre ce qui se fait . Enfin, je dirais qu’après que le Pop Art ait introduit la BD via Rauschenberg ou Lichtenberg dans les musées en la décalant et en l’installant sur des toiles, il était normal que ceux qui ont apporté les meilleures BD de l’époque se retrouvent aujourd’hui sur les cimaises des grands musées. »
INTERVIEW
J-P Simard : A l’heure où l’on vous croise dans les musées, reste-t-il quelque domaine artistique que vous n’avez pas encore exploré ?
Robert Crumb : « Non, pas vraiment, j’ai utilisé la peinture à l’huile, l’aquarelle, les encres, la gravure, la sérigraphie. Et je ne suis pas du tout intéressé par l’animation, le dessin par ordinateur ni la sculpture. Je crois avoir fait le tour des choses qui m’intéressent. Depuis le temps… »
J-P S. : Justement, votre façon de travailler a-t-elle beaucoup changé au fil du temps ?
Robert Crumb : « En acquérant une plus grande précision dans mon trait, je dessine beaucoup plus lentement. Là où je mettais un mois pour réaliser un livre dans les années 60, maintenant cela me prend six mois. Ce que j’ai gagné en technique, je l’ai perdu en spontanéité. Mais je crois que je n’ai rien plus rien à prouver même à ce niveau-là. »
J-P S.: Pourtant, on vous cherche encore des noises, comme dernièrement avec le New Yorker ( 2009 ) qui vous a refusé une couverture commandée et jamais publiée.
R.C. : « Oui, mais ils y ont gagné que je ne travaillerai plus jamais avec eux. Je déteste ces manières. Ils m’avaient demandé une illustration de couverture, l’ont reçue et je suis resté longtemps sans nouvelles d’eux. Quand je me suis manifesté, ils me l’ont retournée, payée, mais sans aucune explication sur le pourquoi du refus. J’ai insisté, sans succès. Nos deux précédentes collaborations en 94 et 2000, s’étaient pourtant bien passées, mais les gens qui se défilent … »
J-P S.: Pouvez-nous nous parler de vos collaborations à plusieurs mains, comme avec votre compagne ou avec Harvey Pekkar ?
R.C. : « Travailler avec Harvey était difficile, très difficile. Et d’ailleurs, ce n’était pas du travail à quatre mains, mais un scénario d’un côté et mon travail de l’autre. Il a épuisé de nombreux graphistes qui ont travaillé avec lui, car il ne laisse pas de vraie place à ses collaborateurs par la précision de ses scénarios, ce qui rend difficile de le mettre ne images. Et puis, pas vraiment sûr de lui, il revenait souvent sur ce qu’il avait livré, croyant qu’il pouvait l’améliorer encore et encore… Cela a du cesser. Enfin, nous avons arrêté de collaborer. »
J-P S.: Avez-vous eu d’autres difficultés personnelles avec des gens de votre connaissance sur ce terrain-là ?
R.C. : « Oui, avec Charles Bukowski. Un homme parfait tant qu’on en restait au domaine de la correspondance pour la préparation du travail, mais qui, de près, était au-delà de sa renommée de poivrot. Impossible de travailler en face à face, au vu de sa vitesse d’ingestion de tout ce qui était à portée et le rendait infernal. A ce moment-là, on avait juste envie d’être ailleurs tant il devenait désagréable. «
J-P S. :Ce n’est pas le genre de choses qui vous arrive avec votre compagne en écrivant Parle-moi d’amour …
R.C. : « Non pas vraiment. Vu comme nous nous connaissons aujourd’hui (ils sont ensemble depuis 25 ans), c’est plutôt dans la plus grande facilité que les choses se passent, avec un humour juif jaillissant à jets continus.
J-P S. : Ce qui est drôle c’est que vous pratiquez sans cesse l’auto-fiction, une des ficelles des romans français des dernières années.
R.C. : Vous nous trouvez proche d’une structure romanesque ? C’est plus de la BD, non. S’il est évident que nous partons de situations de notre quotidien dans le Sud de la France, il est tout aussi clair que ne nous racontons pas à livre ouvert. Ce serait à côté de la plaque. Il y a bien un effet de réel, à cause des histoires très structurées et des décalages qui s’instaurent avec le dessin à quatre mains, mais pas au-delà de ça. Je ne connaissais pas cette direction du roman français…
J-P S. : Parlons de votre dernier grand œuvre La Genèse. D’où vous est venue l’idée ?
R.C. : «Au départ, j’avais juste dans l’idée de dessiner l’histoire d’Adam et Eve. Pas plus. Et puis en en discutant avec mon agent, ce dernier est revenu vers moi avec une proposition d’en faire un livre qui prendrait en compte tout la Genèse. Je n’étais pas chaud, considérant l’ampleur de la tâche… Et puis, il est revenu à la charge avec un contrat d’édition américain à 250 000$ (dont 50 000$ pour lui !)… ce qui était difficilement refusable. «
J-P S. : Et vous vous en êtes sorti en combien de temps ?
R.C. : « Je ne prévoyais pas d’y laisser quatre ans de ma vie, dont les six derniers mois enfermé dans une cabane à l’écart du monde ; seul pour pouvoir travailler sans téléphone, mail ou juste parler aux gens, tant j’étais hors délais pour terminer… Durant ces six derniers mois, j’ai juste vu ma femme qui me portait à manger et c’est tout. Je n’ai plus trop envie, pour l’instant de me retrouver dans cette situation…
Avez-vous pourtant envisagé un autre grand œuvre à venir ?
R.C. : « Oui, j’ai en projet, mais cela n’en est pas encore au stade de la réalisation ; celui de l’adaptation des mémoires d’un gentleman anglais du XIXe . Mais là, je vais travailler tranquillement à la mise en place, histoire de ne pas me retrouver dans la situation de la Genèse. C’est la rançon de la gloire… Ne plus avoir le temps de travailler en continu et devoir rendre des obligations à tous les gens qu’on connaît.
J-P S. : Vous avez réalisé tout l’habillage graphique du coffret de 10 cd’s sorti chez Frémeaux France, une anthologie des musiques traditionnelles qui a reçu le Grand Prix de l’Académie Charles Cros en 2009. Parlez-nous un peu de Record Covers paru chez Cornélius simultanément.
R.C. : « C’est une compilation de mes travaux d’illustration qui vont du blues au musette, en passant par le jazz et la ol’time music. Toute la musique qui m’intéresse. Et à ce propos, moi qui suis collectionneur, ça a été pour certains des albums de ma discothèque, le meilleur moyen d’échanger des disques en en réalisant les illustrations de pochette… »
Et sa dernière actuelle exposition londonienne le voit même adopter un nouveau format, à retravailler et mixer dessin et images numériques que luienvoient dorénavant ses amis du monde entier. Le titre de l'expo Art & Beauty provient d'un catalogue éponyme des années 20 qui proposait des images semi-érotiques et Crumb en a profité pour démonter les mécanismes de l'auto-complaisance des selfies actuels en reprenant des figure du sport, de la mode ou de la musique pour mieux les mettre en situation auto-érotique et s'en moquer allégrement quand la pose méritait un tel traitement et en retourner le propos jusqu'à ce qu'il renvoie le plaisir au spectateur.
Croiser Robert Crumb n'est pas une mince affaire, il a un peu le même caractère que Lou Reed et envoie chier à la première méprise. Mais, c’est un peu relier à chaud le passé de la contre-culture avec les prérogatives d’aujourd’hui. De Fritz the Cat à Parlez-moi d’Amour ou la Genèse, en passant par Art & Beauty c’est la même subtilité à l’œuvre, la même virtuosité de dire, de vivre et de rire en troussant les contradictions du monde et en s’en moquant d’un trait qui ne cache rien des enjeux et du point de vue. Crumb, un maître. De surcroit, bien vivant et toujours lubrique.
Jean-Pierre Simard
R. Crumb : Art & Beauty -> 2/06/2016 à la galerie David Zwirner
24 Grafton Street, London
davidzwirner.com.