Dans l'immensité des solitudes
Les curieux récits d’une vie au cœur de la forêt en Alaska, au plus près de la nature.
Publié en 1989, traduit en français en 2006 par Camille Fort comme l’un des trois premiers titres des éditions Gallmeister (aux côtés notamment du « Gang de la clef à molette » d’Edward Abbey), réédité en ce début 2016 avec cette fois de somptueuses illustrations de Ray Bonnell, « Vingt-cinq ans de solitude » est sans doute l’un de ces textes qui incarne à la perfection un genre, le nature writing ici, dans toute sa complexité au-delà des apparences.
Je revenais à pied de Redmond Creek par un matin de fin janvier. Entre deux points d’eau, sur la ligne de partage, je surpris une scène de bataille entre un élan et trois loups. Cette histoire s’écrivait en grosses lettres à mes pieds. Les loups étaient venus de l’ouest en suivant une ancienne piste qui partait de la rivière Salcha. Ils avaient trouvé l’élan qui broutait sur la route en friche, celle que j’empruntais maintenant.
Les traces étaient encore fraîches, la scène datait sans doute de la veille. La neige était ravagée avec, çà et là éparpillées, des branches cassées et des plaques de mousse gelée, quelques poils d’élan. Un chaos de pistes dans la neige piétinée : les sabots de l’élan qui foulent le sol et glissent à terre, les grosses pattes fourrées des loups toutes griffes dehors.
Je poursuivis mon chemin en observant la neige. L’élan était grand et solitaire, un mâle probablement. A un moment donné, il s’était acculé à une rive basse et couverte de buissons pour protéger ses arrières. Les loups avaient pris leurs distances : dangereux, ces sabots d’élan… Faisant volte-face, il avait fui sur une cinquantaine de yards, et le combat avait repris. La bataille s’était transformée en course poursuite, en lutte saccadée qui s’était prolongée pendant près d’un demi-mile sur un terrain changeant et coupé d’ornières, sous la lumière rougeoyante du matin qui passait le cap des collines, venant d’un soleil plus au sud. En un dessin mouvant et incertain, les loups fléchissaient, parcouraient un large cercle dans les broussailles, puis l’attaque reprenait : voici encore quelques touffes de poils dans la neige piétinée.
J’avais l’impression de bien connaître ces loups. J’avais déjà croisé leur piste plusieurs fois au cours de cet hiver et un jour, ils s’étaient emparés d’une martre que j’avais prise au piège. Il s’agissait sans doute d’une femelle et de ses deux petits, presque adultes. Elle devait leur apprendre à chasser et tout ce remous dans la neige n’était peut-être que le jeu grave de créatures qui doivent tuer pour survivre. Ce matin-là pourtant, je ne vis aucun signe de sang et l’élan semblait avoir tourné le combat à son avantage. Il s’était finalement engouffré dans l’épais taillis d’aulnes. Je suivis sa course, ralentie à présent qu’il escaladait un col de basse altitude vers le nord, dans la neige vierge et peu épaisse. Les trois loups étaient repartis au trot vers l’est, en direction de Banner Creek.
John Haines a vingt-cinq ans lorsqu’il s’installe en 1949 en Alaska, cherchant plus ou moins obscurément dans cette vie dans les bois chère à Henry Thoreau et à son « Walden » (1854) – l’inspiration fondamentale de quasiment tout le nature writing américain – un soulagement après une deuxième guerre mondiale dans le Pacifique avec l’US Navy. Il y deviendra un écrivain respecté, et sera même élu Poète Lauréat d’Alaska en 1969. De cette retraite volontaire dans des cabanes construites par ses soins sur un terrain situé à quelques dizaines de kilomètres de Fairbanks, retraite qui durera, par intermittences, jusqu’en 1974, il extraira ces 200 pages de brefs récits, anecdotes du quotidien, sans recherche particulière de l’épique ou du spectaculaire, se contentant de raconter avec une belle exactitude songeuse la vie au plus près de la nature, riante ou hostile selon les saisons et les circonstances, loin du monde comme il va, ailleurs.
Légendes et traditions des pièges et des leurres. Les vieux manuels sont remplis de pièges, d’appâts, de savoir-faire ancestral. Ce thème a de quoi fasciner, et qui rêve de vivre dans les bois doit s’approprier ces pratiques : il y trouvera un bien essentiel, un héritage précieux et un lien avec le passé. Il arrive que le monde vous déçoive, que la Bourse s’effondre, que la circulation automobile s’arrête : il suffit alors d’une hache bien en main, d’un fusil, d’un filet, de quelques pièges… et la vie continue, debout et à l’ancienne.
D’anecdote en anecdote, John Haines dessine mine de rien un singulier itinéraire, dans lequel les marches d’approche succèdent aux mises en place de pièges divers, les prudentes rencontres – à distance – avec les ours aux besognes d’entretien, le coupage du bois à l’alimentation des chiens, la rénovation d’une petite cabane d’été à la cache de réserves d’hiver sur des parcours distants, le choix de livres à disposer à l’avance dans ses divers abris à la sélection d’un nouveau fusil, le tout s’organisant autour de rares rencontres, d’entraides occasionnelles et de récits énigmatiques partagés au coin du feu avec les « voisins » ou les voyageurs, tressant de proche en proche un climat où, au moins autant que Thoreau, Jack London côtoyerait Jorn Riel., et où la minutie des préparations nécessaires à la vie n’empêche jamais une authentique réflexion sur la mort à infliger, sur la cruauté à éviter absolument, ou sur la nécessité d’une harmonie.
J’étais alors seul la plupart du temps, la vie conjugale et la vie dans les bois n’ayant pas fait bon ménage. Outre ma propre personne, je disposais de quatre chiens, de deux traîneaux, d’un harnais et de raquettes, de quelques livres et j’avais ma passion pour cette région. J’étais bien décidé à apprendre tout ce que je pouvais afin de me préparer à une longue vie dans les bois.
Pendant un temps, je posai mes pièges le long de la Tanana et sur les anciens chemins jouxtant Richardson et Tenderfoot, pas trop loin de chez moi. Sur le moment, j’en fus pour mes peines, malgré toutes ces expéditions et toutes ces recherches, tous ces regards perplexes scrutant la neige. Malgré tout, j’en tirai une leçon. J’appris à lire une piste animale, l’empreinte laissée sur la neige par la patte, l’aile ou la queue. D’une certaine façon, étrange et intuitive, c’était comme si je m’initiais à une langue étrangère où le moindre détail, le moindre accent avait une signification particulière. Cette langue m’amenait pas à pas dans un monde que j’avais, me semblait-il, connu naguère avant de l’oublier – un monde rempli d’ombres, hanté par les visions encore à moitié présentes du passé. J’y trouvais mes marques, plus ou moins certain – même si j’étais seul, loin de tout ce qui avait entouré mon enfance – que j’étais là où je devais être, à faire ce que je devais faire.
N’hésitez pas à visiter le joli blog de Ray Bonnell, « Sketches of Alaska », ici. Illustrateur de cette nouvelle édition française, il consacre une part importante de son temps à recueillir par le dessin toutes sortes de témoignages sur un Alaska en train de disparaître.
Ce qu’en dit joliment Encore du Noir est ici.
Vingt-cinq ans de solitude de John Haines aux éditions Gallmeister
Coup de cœur de Charybde2
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