L'AUTRE QUOTIDIEN

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Lionel Ruffel : Qu'est-ce que le contemporain ?

Un essai lumineux et éclectique pour tenter d’appréhender ce qui fait du contemporain ce qu’il est.

Publié début 2016 chez Verdier, le troisième essai du professeur de littérature comparée Lionel Ruffel (en plus des trois ouvrages collectifs qu’il a coordonnés), après « Le dénouement » (2005) et « Volodine post-exotique » (2007), propose une synthèse provisoire de son exploration d’un sujet qui lui est particulièrement cher : élucider le plus rigoureusement possible – mais aussi le plus éclectiquement souhaitable -, à la suite de la question posée avec force par Giorgio Agamben en 2008 (« Qu’est-ce que le contemporain ? »), l’impact esthétique, social, culturel et politique de la notion de « contemporain ».

Depuis une dizaine d’années, nous faisons l’expérience de cette réflexivité qui, pour la deuxième fois, a changé la nature grammaticale et sémantique du mot. Durant plusieurs siècles en effet, « contemporain » s’est contenté de signifier la coprésence au temps qui passe, condamné à en subir la fugacité, et à ne rien signifier de plus qu’une forme d’actualité réduite à l’éphémère ; après la Seconde Guerre mondiale, le terme s’impose comme marqueur d’époque, assez discrètement, et souvent comme adjectif, à l’écart de débats plus bruyants (notamment celui sur le postmoderne) ; ce n’est que très récemment qu’il se substantive et par conséquent gagne en substance, et devient le contemporain, chargé de significations plurielles. Et plus il devient lecontemporain, au singulier, plus ses significations sont plurielles. (…)

La modernité comme diktat, l’image est forte. On peut lui préférer la notion d’imaginaire et dire que deux imaginaires du temps se différencient. L’un, sous la forme de la flèche, l’autre sous celle des mélanges. Le premier est moderne, le second selon Latour est prémoderne ; j’ajoute qu’il est aussi contemporain. Il ne s’agit en aucun cas de dire que le contemporain est un retour au prémoderne. Il s’agit de comprendre le contemporain comme la levée, la suspension, de la représentation du temps comme flèche. Il renoue avec ce qu’est le temps : hétérogène, mélangé, que ce soit sur le plan des subjectivités ou des collectivités. En cela il est bien, selon l’expression de Latour, « non moderne (ou amoderne) » et non postmoderne, car le préfixe « post- » ne renonce pas à l’imaginaire de la flèche.

Giorgio Agamben

Si la question est en effet fondamentale pour une compréhension possible, même toujours balbutiante, du monde dans lequel nous vivons – et beaucoup plus fondamentale que ce que voudrait lui accorder un certain anti-intellectualisme qui gagne chaque jour, partout, un terrain terriblement dommageable -, je dois avouer avoir fortement craint, au début de l’essai, un risque élevé d’impasse, puisque la cheville ouvrière du développement envisagé par Lionel Ruffel semblait devoir être d’abord, précisément, l’ « art contemporain », dont je doute – faute peut-être de l’accès à une sociologie appropriée de sa réception, et malgré tout l’intérêt qu’il présente pour moi à titre personnel – du réel pouvoir d’influence sur la conscience collective, ou plutôt sur les consciences collectives, en dehors de cénacles restreints et de machineries à collectionner et spéculer qui n’ont en réalité que fort peu à voir avec l’intellection du monde, justement. Je me suis alors souvenu de la démarche adoptée par Fredric Jameson, partant de prémisses fort comparables dans son « Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif » (1991), ouvrage dont il sera par ailleurs beaucoup question dans la partie finale du travail de Lionel Ruffel, pour assigner le postmodernisme (ou en tout cas la majeure partie de ses manifestations concrètes) au capitalisme tardif qui le secrétait comme un jus douteux, et j’ai donc décidé de surmonter ma méfiance instinctive, et d’essayer de suivre l’essayiste dans sa démarche ambitieuse. Bien m’en a pris : le propos est riche, extrêmement stimulant, et d’une intelligence somme toute fort rare.

Fredric Jameson.

C’est en assemblant, pesant et évaluant un bon nombre d’expériences ayant été conduites ces dernières années un peu partout dans le monde pour tenter de dessiner quelques contours de cette notion de prime abord diablement élusive qu’est le contemporain, que Lionel Ruffel a procédé à son enquête : de centre d’art contemporain (en tentant d’analyser le sens de la mutation qui va du « musée », justement, au « centre d’art ») à Rosario en Argentine ou en Normandie en think tank alternatif indien à New Delhi, des écrits de Giorgio Agamben à ceux de Donna Haraway, du travail de Brian O’Doherty à celui de Philippe Vasset, l’auteur questionne et observe sans relâche, guidé par la puissance qu’autorise depuis quelques années le web en matière de collecte d’initiatives locales, ou d’accès à des travaux n’ayant pas rencontré d’abord les blancs-seings universitaires américano-européens.

Les espaces d’exposition constituent ainsi, au moins dans un premier temps, un noeud pour comprendre le contemporain. Leur prolifération sur l’ensemble de la planète en fait une des structurations de l’espace les plus globalisées ; une de celles qui touchent le plus de sujets, une de celles qui a le plus d’influence. Quoi que l’on veuille, et quoi qu’on en dise. Pour beaucoup « contemporain » est d’abord un mot que l’on rencontre dans un espace d’exposition. C’est de cette rencontre que la perception est la plus courante, la perception par défaut en quelque sorte, émerge. Le centre d’art contemporain est donc un des mondes privilégiés du contemporain, qui en informent le sens.

Or, tout espace public, et significativement tout espace d’exposition, relève d’une pensée, d’une histoire, voire d’une idéologie. Les deux histoires du contemporain dans le musée (celle de Boston, celle de Beaubourg) nous disent suffisamment que c’est en grande partie contre le musée d’art moderne que le centre d’art contemporain s’érige. Mais contre quoi exactement ? Il existe un lien fondamental entre plusieurs données que le mot contemporain met en crise. Ces données sont : musée, art, moderne. Pensées conjointement, elles débordent largement le seul domaine de l’art pour toucher les enjeux de l’espace et du temps, et nos manières de les habiter.

Walter Benjamin

En pratiquant à chaud une contre-archéologie du cube blanc en muséographie, en compagnie de Brian O’Doherty, en allant chercher le brouhaha que serait à même de produire la multitude avec Michael Hardt et Antonio Negri, en effleurant le « nouveau » capitalisme analysé par Luc Boltanski et Eve Chiapello (auquel il faudrait adjoindre nécessairement, en l’espèce, l’économie de la grandeur avec Laurent Thévenot), en parcourant l’anthropologie de la globalisation telle que conçue par Arjun Appadurai, en discernant tout ce que les histoires alternatives et non linéaires de Walter Benjamin et d’Aby Warburg pouvaient avoir d’authentiquement précurseur, en saisissant enfin les enjeux des controverses, interprétations, oublis et contresens autour du travail de Giorgio AgambenLionel Ruffel bâtit progressivement un socle de plus en plus solide sur lequel installer cette forme éminemment mouvante sans être à proprement parler chaotique, forcément intempestive puisque fuyant l’ordonnancement (et l’ordre) temporel, multivoque et bruyante plutôt que chorale et plurielle, fuyante chaque fois que nécessaire, que pourrait être celle du contemporain.

C’est peut-être dans l’analyse (et surtout l’interprétation) de la querelle postmoderne que Lionel Ruffel donne la pleine mesure de son érudition multi-directionnelle, qui lui permet ici de mieux saisir que d’autres essayistes parfois gênés par leurs formations d’origine (philosophie vs. beaux-arts vs. littérature vs. science politique, notamment), de mesurer les enjeux réels des échanges musclés entre LyotardHabermasRorty et Jameson, et de saisir à quel point la contribution de ce dernier demeure largement essentielle, alors même que l’horizon postmoderne est largement caduc à présent (et d’autant plus que la flèche temporelle perd chaque jour davantage sa pointe directionnelle).

Gayatri Chakravorty Spivak

Alors qu’on pensait avec Foucault et Deleuze être parvenu au point où, enfin, les opprimé(e)s pourraient, non pas parler, puisqu’ils n’ont jamais cessé de le faire, mais être entendus ; un point où le rôle de l’intellectuel serait de se faire caisse de résonance de ce qui, jusqu’alors, était mis sous silence, Spivak tente de montrer combien cette approche demeure prise dans la représentation d’un sujet unique, les masses, le peuple, les femmes et combien il s’agit d’une position rusée qui reconduit l’impérialisme d’un sujet souverain. On pourrait du reste déborder le cadre théorique et aller sur le versant des représentations artistiques. Car ce débat est un des plus aigus de la période.

Donner à entendre les voix inentendues, à voir les corps inaperçus semble être l’un des mots d’ordre de la littérature, du cinéma et de l’art contemporains, particulièrement dans leur versant documentaire, qui connaissent une expansion jusqu’alors inouïe, que ce soit sur le plan de la production, de l’investissement théorique et critique ou de la reconnaissance. Si bien que la forme documentaire est une de celles qui emblématise le plus sûrement l’époque contemporaine. Mais le texte de Spivak tend à relativiser les promesses d’émancipation supposées par cette esthétique.

En moins de 200 pages, joliment appuyé de bout en bout sur le « Fictions documentaires » d’Emmanuelle Pireyre en guise de fil conducteur secret (et confessé in fine), Lionel Ruffel nous offre un essai particulièrement roboratif, qui réussit la triple prouesse de mobiliser une variété de sources et d’inspirations particulièrement alléchante, invitant à de nombreuses lectures complémentaires que l’on devine précieuses, de rester extrêmement pédagogique et ouvert au non-spécialiste, même dans les passages les plus ardus de la paroi qu’il nous invite à explorer – authentiquement, chemin faisant – avec lui, et de confier en filigrane, derrière l’art contemporain, un rôle toujours plus essentiel à la littérature, multivoque et multivectorielle, telle qu’elle peut se pratiquer aujourd’hui, en tous lieux, et tout particulièrement dans les lieux d’échanges formels et informels qui se multiplient (et ce n’est pas une librairie telle que Charybde qui irait lui donner tort sur ce point, on s’en doute). Cerise personnelle sur le gâteau : j’ai trouvé que, s’il n’est jamais directement cité, le post-exotisme d’Antoine Volodine, et notamment son approche bien spécifique des temporalités et des voix inaudibles, hante ce travail comme un spectre bienveillant, et c’est diablement réjouissant.

L’enquête s’achève, la méthode se précise. D’un Foucault à l’autre si j’ose dire : du Foucault de l’histoire générale, celle de la dispersion, au Foucault des hétérotopies, qui dans un temps de multiplication des simultanéités propose de pratiquer la juxtaposition spatiale et le montage plutôt que la discursivité monologique. Plus la prégnance du contemporain est forte, plus notre conscience du réel se spatialise, moins elle s’inscrit dans le temps. Le contemporain n’est pas le terminus de l’histoire linéaire mais sa contradiction. Cette proposition de Foucault était aussi celle, légèrement différente, de Benjamin. Mais elles sont restées, l’une comme l’autre, très largement minoritaires. Non discursivement, mais en pratique. Certes, on glose et on glose à partir de Foucault et de Benjamin, mais avec les ressources de l’histoire orthodoxe. On vante beaucoup l’hétérodoxie dans de grands traités parfaitement linéaires et monologiques. C’est qu’on ne se débarrasse pas comme cela de l’historicisme. Le contemporanéisme, qui est l’inverse de l’historicisme, demande des pas de côté. Ces pas de côté, on les trouve plus volontiers ailleurs, dans les marges de l’écriture de l’histoire.

CHARYBDE 2

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